Emploi

Fuck le travail

Photo: Arian Zwegers

Ok on va se l’dire, j’ai déposé mon mémoire de maîtrise il y a deux semaines, pis ça sucke la marde, le «marché du travail».

Chaque fois que j’ouvre la banque d’emplois de l’UQAM, j’ai le goût de me jeter en bas d’un pont. J’aurais dû faire un quatrième chapitre.

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Pour vrai l’UQAM, tu penses-tu que je vais travailler à 14 piasses de l’heure à faire de la sensibilisation sur le compost quand j’en gagnais déjà 20 en tant que serveuse il y a plus de 10 ans, sans aucune autre qualification qu’une année de cégep en sciences pis un sourire correct les jours où j’étais pas trop lendemain de brosse?

La vérité, c’est que j’ai même pas besoin d’argent. Le cancer qui a emporté ma mère il y a un peu plus de deux ans m’a laissée avec quelques immeubles qui me donnent de l’urticaire mais qui renflouent aussi régulièrement le compte en banque.

Pourquoi vouloir absolument travailler? Après avoir corrigé plus de 50 fois les réponses (parfois surprenantes) des étudiants de premier cycle en sociologie à la question «Qu’est-ce que l’aliénation chez Marx?», je pensais avoir compris, dans la théorie comme dans la pratique, c’était quoi l’aliénation.

Pourquoi vouloir absolument travailler?

En 1999, le groupe allemand Krisis publiait son Manifeste contre le travail, qui m’a beaucoup marquée lors de mes balbutiements en sociologie : «Le cri délirant "De l’emploi!" justifie qu’on aille encore plus loin dans la destruction des bases naturelles devenue depuis longtemps manifeste. Les derniers obstacles à la marchandisation complète de tous les rapports sociaux peuvent être éliminés sans soulever aucune critique, dès lors que quelques misérables "postes de travail" sont en jeu. Et le mot selon lequel il vaut mieux avoir "n’importe quel travail plutôt que pas de travail du tout" est devenu la profession de foi exigée de tous.»

Le pamphlet se veut une critique de la vision transhistorique du travail, soit l’idée que le travail est une activité humaine productive qui aurait existé de tout temps. Ses auteurs affirment au contraire que le travail est spécifique au capitalisme et vise avant tout à générer des profits, qui seront appropriés par les capitalistes, et non à transformer la nature pour répondre à des besoins. Quand je pense à mon mémoire, qui vise à démontrer qu’il faut laisser hors du marché ce qui est hors du marché, comme la «valeur de la biodiversité», je me dis que y’a effectivement pas grand profit à faire avec moi. Dans cette perspective, pas trop de chances que je me dégote un «travail». [Soupir].

Conséquemment, sur le drapeau communiste, plutôt qu’une faucille et un marteau, on aurait dû mettre, je ne sais pas moi… un café latté et un journal ouvert à la page des mots croisés?

Par leur posture sur le travail, le groupe Krisis et plusieurs autres auteurs rattachés au même courant critiquent le marxisme traditionnel «qui affirme le travail prolétarien, la production industrielle et la "croissance" industrielle sans entraves (Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale).» Selon eux, Marx, plutôt que de viser la réalisation du «simple travailleur», visait son dépassement. Conséquemment, sur le drapeau communiste, plutôt qu’une faucille et un marteau, on aurait dû mettre, je ne sais pas moi… un café latté et un journal ouvert à la page des mots croisés?

Marx qualifie de «superflu» le travail qui n’est pas nécessaire pour répondre aux besoins de la société. Le temps qui serait libéré, dans une société post-capitaliste où l’on n’effectuerait plus ce type de travail, pourrait devenir la nouvelle mesure de la richesse.

Les membres des sociétés précapitalistes consacraient eux-mêmes très peu de temps à l’effort et vivaient pourtant dans l’abondance. Les travaux de Marshall Sahlins démontrent que la plupart des chasseurs-cueilleurs passaient leurs journées à se prélasser, occupés aux activités productives à peine quatre ou cinq heures par jour. L’anthropologue note «leur "prodigalité", […] leur propension à consommer en une seule fois tous leurs stocks… comme si les biens de ce monde leur tombaient du ciel.» La quête de nourriture était très fructueuse grâce à la mobilité des groupes, ce qui d’ailleurs les décourageait d’accumuler de nombreux biens matériels : «Dans le domaine des biens non alimentaires, les besoins des gens sont en général aisément satisfaits. Cette "abondance matérielle" tient à la facilité de la fabrication qui repose à son tour sur la simplicité des procédés techniques et sur le caractère démocratique de la propriété des moyens de production.»

Or, selon le sociologue français Denis Duclos, dans une société où l’activité d’un nombre restreint de personnes suffit à répondre aux besoins de tous, les oisifs revendiqueront tôt ou tard de pratiquer une activité rémunérée : «[…] le besoin d’action reconnue par autrui est une nécessité humaine aussi irréductible que ceux de se nourrir, d’avoir des vêtements et un toit, et de disposer d’objets et d’instruments qui facilitent la vie sans exagération.» Ils deviendront ainsi des actifs improductifs, en ce sens que leur production ne sera pas nécessaire à autre chose qu’à les tenir occupés. Voilà donc comment l’on définit ce que je fais, à l’heure où j’écris ces lignes, en essayant de pimper ma vie de rentière avec un peu de vulgarisation sociologique.

dans une société où l’activité d’un nombre restreint de personnes suffit à répondre aux besoins de tous, les oisifs revendiqueront tôt ou tard de pratiquer une activité rémunérée

Il semblerait que c’est également ce qu’il se soit passé sur l’île de Pâques. Dotée d’une pluviométrie très faible et d’un terrain poreux, l’absence de cours d’eau rendait impossibles les travaux d’irrigation, qui mobilisent normalement des centaines d’hommes à la fois dans les sociétés polynésiennes du sud-est. De plus, l’absence de forêt rendait également inutiles les travaux de déboisement et, du même coup, il y avait peu de bois disponible pour la construction de canots, ce qui restreignait considérablement les expéditions de pêche. Il semblerait que ces conditions géographiques particulières aient catalysé les forces productives vers des activités dites «ésotériques», comme la sculpture et le transport, sur une distance de plusieurs milles, de ces immenses têtes pouvant peser jusqu’à 30 tonnes, plutôt que vers des activités de subsistance.

Si donc vous voyez des formes monumentales, étranges et belles, s’ériger au sommet du Mont-Royal d’ici quelques semaines, vous comprendrez qu’il y a quelqu’un, quelque part, qui n’a pas envie de s’aliéner à 14 piasses de l’heure, après neuf ans d’université, à convaincre des baby-boomers de mettre leurs pelures de banane au compost. Faique en attendant qu’on mette ce système binaire de privilégiés/exploités à terre, vous pouvez toujours vous émanciper individuellement du salariat en disant à vos parents de commencer à fumer. Fuck le travail.

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