Depuis que les médias du Consortium international pour le journalisme d’investigation (CIJI) ont commencé à publier les informations relatives aux «Panama Papers», les chroniqueurs économiques se sont transformés en rapporteurs des potins du jet-set de la finance mondiale. «Non, mais, avez-vous vu ça?! Ma-dame X et monsieur Y possèdent des comptes bancaires offshore et des sociétés-écrans au Bahamas et au Panama!!! Incroyable, jamais on n’aurait soupçonné cela!»
Franchement. Wake up and smell the coffee. Rien de neuf sous le soleil (des paradis fiscaux). Il s’agit d’une réalité archiconnue depuis des lustres. Uniquement au Québec, la fiscaliste Brigitte Alepin et le philosophe Alain Deneault ont documenté la chose dans d’innombrables articles, entrevues et livres – sans compter les travaux remarquables du Réseau pour la justice fiscale, auquel est associé Deneault. Rien de moins que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a mis sur pied il y a longtemps un groupe de travail sur les «pratiques fiscales dommageables» et met à jour régulièrement une liste des «paradis fiscaux non coopératifs».
Il ne s’agit pas de minimiser l’importance des «Panama Papers», bien au contraire. Ils documentent dans le détail une partie du phénomène et ne constituent probablement que la pointe de l’iceberg. Mais c’est précisément parce qu’ils identifient des gens et des entreprises qu’il faut dépasser l’anecdote people et proposer une analyse systémique du problème. Car il s’agit d’un système que l’on doit appréhender par les liens institutionnels qui unissent les acteurs de cette escroquerie.
De personnes fortunées cachent une partie de leurs avoirs dans ces «juridictions de complaisance», certes. Mais cette évasion fiscale ne représente rien d’autre que la conséquence d’une structure juridique et fiscale complexe dont les origines historiques sont lointaines. L’émergence des paradis fiscaux coïncide avec l’apparition des multinationales, dans le mouvement de globalisation accéléré par la première révolution industrielle. Progressivement, ces entreprises se placeront au-dessus des États, en ayant la possibilité d’établir leurs activités sur la planète, là où elles seront le plus profitables. Le caractère supranational du capitalisme avancé a en quelque sorte mis la table permettant aux individus, et non plus aux seules entreprises, de profiter des mêmes stratagèmes.
Ces riches individus recourent à des bataillons de juristes, de fiscalistes et de comptables pour créer des sociétés-écrans, avec l’aide de cabinets-conseils comme le désormais célèbre Mossack Fonseca du Panama. Ces spécialistes de la finance internationale travaillent très souvent étroitement avec des banques tout à fait légitimes (la plupart des banques à charte canadiennes possèdent des filiales dans les paradis fiscaux, par exemple). Ces arrangements institutionnels ne sont possibles qu’avec la mise en place de législations complaisantes. Comme l’a montré Alain Denault (Paradis fiscaux: La filière cana-dienne, Écosociété, 2014), le Canada a été un acteur de premier plan dans l’instauration des paradis fiscaux.
Pour qu’un paradis fiscal puisse exister et fonctionner, il doit entretenir des liens étroits avec les pays riches d’où proviennent les sommes qui y sont transférées. C’est ainsi que le Canada a signé des ententes bilatérales avec ces pays, des traités de non double-imposition. Ceux-ci empêchent qu’un individu ou une entreprise ne paie ses impôts dans les deux pays. Par exemple, si je suis Canadien et que je génère des revenus aux Bahamas, je ne paierai pas des impôts sur ce revenu à la fois au Canada et aux Bahamas. Je choisirai bien sûr de payer mes impôts là où il en coûte le moins cher. La réalité est un peu plus complexe que cela, mais le principe est là.
C’est donc dire que l’évitement et l’évasion fiscale ne peuvent exister sans la coordination de nombreuses institutions: multinationales, riches rentiers ou actionnaires, experts-conseils, banques et États. Ces derniers demeurent les ultimes coupables: ce sont eux qui ont voté les lois permettant ces arrangements institutionnels. Pire: les États se livrent, depuis des décennies, à une féroce concurrence fiscale. Non seulement des pays comme le Canada ont favorisé l’émergence des paradis fiscaux, mais ils rivalisent entre eux pour offrir aux entreprises des taux d’imposition les plus bas possible. Ainsi, le groupe possédant Burger King’s a acheté la canadienne Tim Horton's en 2014, mais par un procédé d’«inversion fiscale» a fait du siège social de la seconde, en Ontario, celui de la nouvelle entité, question de ne payer que 26,5% d’impôts, contre environ 35% aux États-Unis. Une tactique qu’entend, depuis très récemment, bloquer la Maison-Blanche, ayant fait avorter récemment l’acquisition de la pharmaceutique Pfizer par Allergan.
Il n’est pas ici question de quelques pourritures ni de bandits solitaires profitant du système. Il s’agit d’un système.Au même titre que les stratagèmes de corruption dans l’industrie de la construction mis en lumière par la Commission Charbonneau ne trouvent pas leur cause dans l’action isolée de quelques pommes pourries, mais bien dans une organisation structurelle de détournement des fonds publics, la gangrène des paradis fiscaux doit être appréhendée comme un système qu’il faut combattre structurellement. Au premier chef de ce combat, il ne s’agit pas de pointer du doigt, monsieur ou madame X ou l’entreprise ABC inc., mais de dénoncer l’action des États qui permettent leurs malversations.
Sur mes rayons

Le philosophe Alain Deneault, à titre de membre du Réseau pour la justice fiscale, est devenu l’un des grands spécialistes et pourfendeurs des paradis fiscaux depuis nombre d’années. Ses nombreux articles et ouvrages en documentent les mécanismes complexes et subtils. Son dernier livre, Une escroquerie légalisée: Précis sur les «paradis fiscaux» (Écosociété, 2016) fait grand bruit ces jours-ci, à raison. En un peu plus de 100 pages claires et pédagogiques, il met en lumière les mécanismes législatifs, économiques et politiques à la base de ces «juridictions de complaisance» fiscale.
L’ouvrage est à la fois pédagogique et dénonciateur. On pourrait apporter un bémol sur sa thèse de base, à savoir que les paradis fiscaux favorisent les politiques d’austérité en ce qu’ils réduisent les revenus de l’État, forçant ou justifiant les gouvernements à sabrer dans les services publics, car elle évacue la prégnance de l’idéologie néoconservatrice à la base du projet de réduction du rôle de l’État, qui n’a pas besoin, au fond, des manques à gagner fiscaux pour justifier son projet politique. Si l’argument de Deneault pouvait faire l’économie de cette hypothèse, son livre conserve néanmoins toute sa pertinence pédagogique à exposer la dynamique de l’évitement fiscal institutionnalisé.