Pour ma part, sauf tout le respect que j’ai pour son travail de démystification des effets de certains produits vendus comme miraculeux, elle m’a pour ainsi dire profondément agacée. Certains ont déjà relevé la discutabilité de propos tels que «le jus d’orange frais pressé ne contient rien de mieux que le Coke», et autres affirmations choc du «Pharmachien», en faisant l’inventaire de différentes études allant dans des directions opposées (notamment le pharmacien Jean-Yves Dionne) . Bien joué pour le Scientific Study Battle. J’emprunterai ici une tangente un peu différente.

En effet, si les différents exemples avancés par le Pharmachien ce soir-là m’ont également choquée, ce ne sont pas eux qui ont fait le plus crochir mes sourcils. C’est plutôt la prémisse pompeuse et, est-ce nécessaire de le rappeler, fort problématique qui me semblait orienter tout le discours du Pharmachien. Je parle de cette idée qui veut que la connaissance vraie appartienne aux scientifiques des domaines, il va sans dire, de «sciences dures». Il a bien pris soin de rappeler qu’eux, contrairement aux pauvres philistins qui composent le reste de l’humanité, font preuve de curiosité, s’intéressent aux faits et ne font pas d’opinion comme dans les autres domaines où «tout le monde à toujours raison». On a probablement juste oublié d’avertir les départements de sciences sociales d’arrêter de s’obstiner. Après tout, les politiques néolibérales, la montée des mouvements sociaux d’extrême-droite, le sexisme ordinaire, le racisme d’État… c’est juste des opinions! D’où ça vient? Où est-ce que ça s’en va? Qu’est-ce qu’on fait avec ça? Pas ben ben scientifique comme questions…

Or, en plus d’étaler au grand jour son grand manque de connaissance pour les méthodes de recherche et pour la teneur des débats qui se déroulent à l’extérieur du département de la recherche orthodoxe en sciences «dures», il me semble que le Pharmachien fait ici preuve d’un raisonnement épistémologique global réellement problématique. Eh non, les sciences «dures» ne sont pas des disciplines neutres et exemptes de jeux de pouvoir, recherche médicale et pharmaceutique incluses. Révisons un peu les bases sur lesquelles s’est construit le champ de la profession médicale en Occident.

Eh non, les sciences «dures» ne sont pas des disciplines neutres et exemptes de jeux de pouvoir, recherche médicale et pharmaceutique incluses.

La sorcière et le Pharmachien jouent au jeu de la science

Sans plus de préambule, osons un saut dans le temps à l’époque où les médecins ne représentaient qu’une poignée d’individus affectés à la prise en charge des seuls besoins de l’aristocratie. Mais qui, alors, se chargeait de prodiguer la plus large part des soins médicaux? Les femmes. Durant des siècles, la pratique et les connaissances médicales étaient majoritairement détenues par les femmes dans chacune des familles, notamment par certaines d’entre elles, particulièrement férues : les guérisseuses.

Mais alors, que s’est-il passé? Les médecins ont-ils gagné la juste course à la légitimité grâce au développement de méthodes et de connaissances de qualité supérieure? Eh non, ce n’est pas si simple. Si l’on gratte la surface folklorique des contes de sorcières que l’on connaît jusqu’à faire un effort de recherche socio-historique sur la question – supposons que nous osons croire en la légitimité d’une telle démarche – il semble que le champ de la profession médicale tel qu’on le connaît aujourd’hui en Occident soit plutôt le résultat d’une appropriation socio-politique par les classes économiquement privilégiées et masculines, réalisée notamment à travers une série de transformations épistémologiques. Explicitons un peu cette idée.

Les femmes ont longtemps été les détentrices informelles du savoir le plus vaste sur l’anatomie humaine et sur les méthodes de soin: elles furent à la fois avorteuses, infirmières et conseillères médicales. Elles furent pharmaciennes, cultivant les plantes médicinales et échangeant entre elles les secrets de leurs divers usages. Elles furent aussi sages-femmes, voyageant de maison en maison, de village en village.

Durant des siècles, les méthodes des soins médicaux les plus largement utilisées et éprouvés étaient ces plantes médicinales dont plusieurs figurent encore dans la pharmacopée moderne. Ces plantes et méthodes de soin étaient beaucoup plus décentralisées, donc beaucoup plus accessibles. Les guérisseuses, en particulier, avaient d’imposants jardins d’herbes à la maison et/ou savaient identifier les spécimens dont elles allaient faire la cueillette en milieu sauvage.

On trouve même des traces de correspondances écrites de femmes qui mettent en garde leurs maris, partis pour affaires, contre les pratiques des médecins «professionnels» de l’époque, qu’elles jugent inefficaces, voire dangereuses. Il faut dire que les médecins de l’époque étaient chapeautés par l’Église. Contrairement à ces derniers, elles «étaient empiristes : elles se fiaient à leur expérience personnelle plutôt qu’à la foi en Dieu. Elles […] recherch[aient] les causes et les effets (Ehrenreich et English, 1983)» des remèdes sur les maladies, grossesses ou accouchements.

Or, on observe une institutionnalisation des pratiques médicales dès le Moyen-Âge en Europe, alors que les «sorcières» pratiquent la médecine au sein du peuple, pendant que la classe dirigeante commence à former ses propres médecins dans les universités à partir du 13e siècle. Une nouvelle vague de jeunes gens issus des classes privilégiées se mettent à l’étude de la médecine. Or, les portes des universités étant fermées aux femmes et aux classes populaires, les médecins s’approprient le monopole de la médecine au sein de la classe dirigeante. De là, ils peuvent s’en prendre à l’ensemble des guérisseuses : les sorcières. En effet, «[s]i une femme ose pratiquer la médecine sans avoir étudié, elle est de ce fait une sorcière et elle doit mourir (Ehrenreich et English, 1983)». Impossible, donc, de pratiquer à l’extérieur du cadre institutionnel.

La chasse aux sorcières n’a jamais permis d’éliminer complètement les guérisseuses. Cependant, à travers elle, les États et le clergé sont parvenus à consacrer la légitimité de la médecine professionnelle, taxant tout ce qui s’éloignait du parcours non-institutionnel d’hérésie. C’est ainsi que les pratiques médicales ancestrales prodiguées par les femmes ont pris, aux yeux même des classes populaires, une couleur malveillante. À travers la professionnalisation de la pratique médicale, on a petit à petit retiré la légitimité des soins prodigués par les guérisseuses de la communauté.

En effet, pour asseoir le monopole de la légitimité de pratique médicale, pendant les siècles qui ont suivi, il fallait faire différemment des femmes et des classes populaires ; sinon comment légitimer leur exclusion des facultés de médecine, la criminalisation de la pratique de sage-femme et les accusations de charlatanerie des sorcières? Et hop! Au rencart, le savoir-faire éprouvé sur des siècles d’expérimentation! Halte à la teinture d’ail! Hors des labos, le thym! Et surtout pas d’echinacea…

C’est ainsi que la reconnaissance de l’expertise médicale institutionnelle a été acquise : par des luttes politiques acharnées et non de façon naturelle ou aléatoire. Belle histoire, n’est-ce pas? Cela porte en tous cas à réfléchir sur les causes originelles de la si faible quantité de recherches effectuées jusqu’à ce jour sur les méthodes de soin naturelles.

C’est ainsi que la reconnaissance de l’expertise médicale institutionnelle a été acquise : par des luttes politiques acharnées et non de façon naturelle ou aléatoire. Belle histoire, n’est-ce pas?

Oui, mais aujourd’hui?

Demandez aux associations d’herboristes à travers le monde qui se battent tous les jours pour que davantage de recherches soient menées sur les propriétés médicinales des plantes… Quant aux femmes, si de plus en plus d’entre elles accèdent à la profession de médecin, les stéréotypes de genre orientent tout de même fortement le choix de leur spécialisation. Par exemple, on observe que significativement moins de femmes accèdent à des domaines particulièrement valorisés tels que ceux des chirurgies complexes. Davantage d’entre elles se concentrent dans les domaines plus près de la médecine générale et des soins aux personnes vulnérables. Une étude a également montré que les positions de top leadership dans les facultés de médecine sont presque exclusivement occupées par des hommes. Plusieurs femmes occupent des postes d’assistantes d’enseignement, mais il semble que ces positions soient peu valorisées et contribuent peu à leur avancement professionnel, tandis que peu d’entre elles occupent des postes de professeure-chercheure. Et si, dès leurs premiers moments, les institutions médicales n’étaient accessibles qu’aux plus privilégiés, cela est encore très vrai aujourd’hui.

Bon, après, ça change quoi? Ça fait que les résultats de recherche en science sont invalides? Je ne cherche pas nécessairement à questionner ce qui a été prouvé comme efficace. Je voudrais plutôt souligner que, si on manque de données sur l’efficacité médicinale de certains produits ou éléments, on devrait s’interroger davantage sur les débats socio-politiques qui entourent leur exclusion comme objets légitimes de recherche avant d’interpréter l’absence d’information dont on dispose comme une preuve du manque d’intérêt de ces éléments pour la médecine.

Vous vouliez jouer le jeu de la science, M. Bernard, fair enough. Pour cela, il faut également accepter de jouer au jeu des sciences sociales. En espérant que cela ait égratigné un peu l’image lisse et impénétrable que vous présentiez il y a quelques semaines de la recherche scientifique en santé.

L’auteure de cette lettre ouverte, Alexandra Zawadzki-Turcotte, détient un baccalauréat en sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Elle étudie maintenant l’herboristerie.
Pour aller plus loin, elle suggère de lire Barbara Ehrenreich et Deirdre English, 1983, Sorcières, sages-femmes et infirmières : une histoire des femmes et de la médecine, Montréal, Les éditions du remue-ménage.