Sale temps pour être féministe. Je pense à mon ami Juliano qui disait que, lorsqu’il pleuvait sur Curitiba, les vendeurs de parapluies surgissaient de nulle part dans les rues de cette ville du sud du Brésil, comme s’ils se tapissaient dans les égoûts en attendant les averses. De la même façon, chaque fois que l’on remue les braises de la question du vivre-ensemble, comme dimanche dernier à l’émission Tout le monde en parle, on dirait que les racistes se découvrent soudainement une fibre féministe.
Plusieurs auditeurs et auditrices semblaient d’avis qu’il «est dommage qu’une si belle femme endosse ces coutumes rétrogrades qu’une femme doit se cacher pour ménager les jalousies des hommes de sa famille qui considèrent qu’elle leur appartient (et quand un être humain appartient à un autre être humain, ben, c’est un esclave)». Du moins, c’est ce qu’on pouvait lire sur la page Facebook de l’émission, tout comme la phrase qui sert de titre à cette chronique et de nombreux autres commentaires peu édifiants qui me donnent envie de me séparer d’une partie du Québec.
J’imagine que ces nouveaux défenseurs du féminisme seront également dans la rue mercredi prochain pour condamner les comportements rétrogrades du député de Laurier-Dorion, qui pense que les femmes sont là pour répondre à ses désirs sexuels (et quand un humain est là pour répondre aux désirs sexuels d’un autre humain, ben, c’est un esclave sexuel)... J’en déduis également que les gens qui trouvent le voile oppressif - puisque spécifique à la moitié féminine de la population musulmane et impliquant de cacher une partie du corps - se sont maintenant joints au mouvement «free the nipple» qui conteste la norme arbitraire selon laquelle les femmes ne peuvent pas montrer leur poitrine, même si elle est plate?
De façon plus large, ces personnes ont probablement déjà entamé une réflexion critique sur l’ensemble des codes culturels qui, à travers le monde et notamment ici, visent à différencier les femmes des hommes : le maquillage, les cheveux longs, les talons hauts, l’épilation, les jupes et les robes, etc. Dans une entrevue réalisée en 2012, encore une fois à Tout le monde en parle, Djemila Benhabib disait que les femmes s’étaient battues pour pouvoir se découvrir la tête et que c’était donc manquer de respect à ces femmes que de porter le voile. Les femmes se sont également battues pour pouvoir porter le pantalon. Pourquoi donc Djemila était-elle en robe pour cette entrevue? Sans parler du veston doré, qu’il faudrait s’empresser de bannir...
Mais pour revenir à cette nouvelle vague de militant.e.s (pro-)féministes, poussant l’analyse encore plus loin, ces personnes ont sans doute aussi commencé à critiquer vertement la division sexuelle du travail, se demandant pourquoi les femmes devraient se retrouver dans les ghettos d’emplois comme par hasard moins bien rémunérés que les ghettos masculins. C’est une véritable révolution qui se produit à l’heure actuelle au Québec, alors que l’égalité hommes-femmes est devenue LA valeur la plus importante de notre société…
Tous et toutes chez soi
Et puisque l’on est sur le thème du marché du travail, parlons des arguments présentés par Nadia El-Mabrouk, dimanche dernier. Cette dernière est favorable à une version bien spéciale de la laïcité, selon laquelle l’État et ses employés ne seraient qu’une seule et même chose. C’est d’ailleurs suivant cette ligne de pensée qu’on en vient à trouver qu’une école administrée par des bonnes sœurs, c’est la même chose qu’une école administrée par l’État dans laquelle travaille une personne qui a une croix dans le cou. Selon Mme El-Mabrouk (qui est peut-être professeure d’université, mais qui fait de la recherche en biologie computationnelle et qui ne venait donc pas à l’émission à titre d’experte), les personnes qui ont des noms à consonance arabe ont du mal à trouver un emploi à cause des trop nombreuses demandes d’accommodements faites par une petite minorité de musulman.e.s.
Il est toujours malheureux d’inventer des liens de causalité quand des études sont à portée de main pour nous contredire. Une publication commandée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en 2012 et réalisée par le sociologue des relations interethniques Paul Eid montre qu’à CV égal, on a 60 % plus de chances d’être appelé en entrevue avec un nom à consonance franco-québécoise plutôt qu’africaine, arabe ou latino-américaine. Les Latinos demandent-ils trop d'accommodements religieux? Et si oui lesquels? Des pauses spéciales pour égrainer leur chapelet? L’argument de madame El-Mabrouk ne tient tout simplement pas la route.
Cette réalité dépeinte par l’étude d’Eid n’empêche cependant pas tous ceux et celles qui refusent systématiquement, justement, d’entendre parler de racisme systémique d’affirmer que «[j]amais on entend les italiens, chinois, noirs, revendiquer quoi que ce soit (sic)». On peut lire des dizaines de variations sur ce même thème sur la page Facebook de Tout le monde en parle. Les révoltes dans Montréal Nord, ça vous dit quelque chose? J’entends pourtant haut et fort des figues publiques comme Émilie Nicolas et Will Prosper réclamer une commission d’enquête sur le racisme systémique. Sans doute s’agit-il d’un autre grand complot «islamo-gauchiste»...
On peut toujours pousser jusqu’à l’absurde les théories du complot pour ne pas avoir à faire l’introspection qui s’impose. Mais qu’y a-t-il de si difficile à reconnaître qu’au Québec, tout le monde ne part pas sur un pied d’égalité? Que la vie est moins douce envers une Benchabane qu’un Monette? La commission d’enquête n’est pas un tribunal dans lequel chaque Québécois.e blanc.he va aller faire juger de son niveau de racisme et risquer une peine d’emprisonnement. On parle de chercher à comprendre comment le système reproduit des inégalités entre les groupes, à travers le marché du travail par exemple. Évidemment, le système et les institutions qui le composent (école, police, tribunaux, médias) n’ont pas de vie propre : ce sont des humains qui les maintiennent. Pourquoi les êtres humains maintiendraient-ils des structures génératrices d’inégalités si elles ne profitaient à personne?
S’il y a une chose sur laquelle il faudra lever le voile, ce n’est certainement pas les fonctionnaires, mais l’un des plus grands tabous du racisme (et il existe le même pour le féminisme): les personnes racisées ne sont pas seulement discriminées sans que ça ne serve à personne; leurs désavantages sont nos avantages - à nous, membres du groupe dominant. Lorsqu’ils ne «volent» pas «nos jobs», c’est plus de jobs pour «nous». Et lorsqu'ils font des jobs dont nous ne voulons pas, mais dont nous» avons besoin (comme cueillir «nos» fraises, conduire «nos» taxis ou s'occuper de «nos» enfants), ça nous exempte de travaux difficiles et mal payés pour pouvoir nous consacrer à de belles carrières dont ils sont curieusement absents… Des carrières sur lesquelles nous sentons que nous avons un droit car elles se trouvent sur un territoire sur lequel nous sentons que nous avons un droit. Et pourtant… plusieurs militant.e.s autochtones revendiquent eux aussi une commission d’enquête sur le racisme systémique! Alors non, nous ne sommes pas plus «chez nous» que «l’enrubannée» et nous n’avons de leçon de «respect des mœurs» à donner à personne. Personne ne retournera chez soi, à moins que vous leur payiez le billet de métro.