Le spectre de la censure hante l’Amérique du Nord. De Berkeley à Montréal, des polémistes omniprésents se verraient nier l’accès à des tribunes supplémentaires. Il ne serait plus possible de critiquer l’islam. Des hordes de barbares guidées par une «rectitude politique» obscurantiste seraient à nos portes. Confrontés à de nouvelles inquisitions, nous devrions dénoncer les obstacles à la liberté d’expression et réaffirmer les vertus du pluralisme et du débat démocratique.
Nul ne peut être contre la vertu. La censure doit être dénoncée et la liberté d’expression défendue. Mais il faut aller au-delà d’une conception purement formelle de la censure et de la liberté d’expression afin de prendre en compte la distribution inégale de la parole.
En effet, la censure ne se réduit pas à quelques mesures exceptionnelles qui viennent confirmer la règle de la tolérance. Elle s’incarne aussi dans un processus social qui autorise certaines paroles et certaines figures tout en en excluant d’autres. Ce faisant, ce processus restreint le pluralisme des opinions et des préférences énoncées et structure le débat public. Qui prend la parole et comment? Quel est le statut de cette parole? Pour aborder de telles questions, la morale et le droit ne suffisent pas, car la censure est parfois invisible et opère autant en amont qu’en aval de la prise de parole.
Avant de parler, la domination
En amont, soulignons tout d’abord la distribution inégale des compétences nécessaires à la prise de parole. Niveau d’éducation, accès à l’information, capacités critiques, argumentatives et rhétoriques, confiance en soi, autant de facteurs inégalement distribués au sein de la population—reflétant généralement des rapports sociaux de classe, de sexe et de race—qui conditionnent la prise de parole publique. Une des contributions centrales des mouvements sociaux à la démocratie et au pluralisme est d’ailleurs de permettre aux gens d’acquérir des compétences pour intervenir dans les débats publics et d’apprendre à prendre la parole. Ces compétences resteront pertinentes même une fois la mobilisation terminée et pourront être investies dans de nouvelles causes ou dans de nouveaux espaces. Cette logique d’empowerment peut corriger légèrement les inégalités mentionnées ci-dessus.
Mais même lorsque certaines personnes ont un niveau d’éducation élevé, sont parfaitement capables d’argumenter et ont confiance en elles, les dés sont pipés. En effet, la valeur sociale d’une parole ne dépend pas de sa qualité intrinsèque mais du statut de la personne qui la porte et des conditions de son exercice légitime. Comme l’explique le sociologue Pierre Bourdieu, que la parole soit honnête, précise, creuse ou incompréhensible, il importe avant tout qu’elle soit prononcée dans un contexte légitime par une personne reconnue et habilitée à produire cette parole. Ainsi, « [p]armi les censures les plus efficaces et les mieux cachées, il y a toutes celles qui consistent à exclure certains agents de la communication en les excluant des groupes qui parlent ou des places d’où l’on parle avec autorité » (Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 105).
Ce phénomène s’apparente à une forme de censure sociale, qui s’exerce indépendamment de toute instance juridique ou politique qui viserait à sanctionner certaines opinions. Les personnes dans des positions sociales subordonnées ou subalternes se voient, par définition, nier la reconnaissance autorisant et valorisant leur parole dans l’espace public. Par conséquent, au-delà de la dimension formelle de la liberté d’expression, nous nous devons de prendre également en compte les conditions sociales de production et d’exercice de la parole autorisée et légitime.
Après avoir parlé, la répression
En aval, après la prise de parole, il peut y avoir un coût à payer. Le plus évident renvoie à l’application de sanctions formelles relevant d’une répression «ferme» : amende, licenciement, arrestation, prison, torture, exécution. Une telle forme de répression est relativement limitée au sein des démocraties libérales (quoi que son application varie selon les catégories sociales et raciales). Mais on peut aussi être confronté à une répression plus «douce», pour reprendre l’expression de la sociologue Myra Marx Ferree. On parlera alors de censure revancharde, une censure plus indirecte et sournoise n’interdisant pas explicitement certaines opinions ou idées mais visant à dissuader de futures prises de parole.
En nous inspirant des recherches de Marx Ferree sur les mouvements sociaux, on peut identifier certaines formes de cette censure. Notons tout d’abord le fait de ridiculiser les paroles et l’identité des personnes s’étant exprimées. Cette pratique se déploie dans les interactions interpersonnelles, en face-à-face, et réaffirme la frontière symbolique des opinions et des comportements autorisés et acceptables. Elle vise à humilier et, ainsi, à remettre la personne ayant pris la parole «à sa place», une place subordonnée. Le ridicule permet alors de neutraliser l’éventuel défi que représente la prise de parole et peut dissuader les personnes ayant parlé de vouloir récidiver.
Au-delà des interactions interpersonnelles, la censure revancharde peut aussi s’exercer par le fait d’associer la personne ayant pris la parole à un groupe stigmatisé. Le discrédit dont souffre ce groupe est alors transféré à cette personne. Une telle stigmatisation peut décourager certaines identifications—on évitera, par exemple, de s’affirmer publiquement comme féministe ou musulmane pour éviter le stigma qui affecte ces catégories—et, ainsi, contribuer à rendre plus vulnérables les personnes ayant pris la parole et favoriser des divisions au sein de certaines communautés.
Pour une conception sociologique de la censure
Les formes élémentaires de la censure traduisent les rapports de pouvoir qui structurent nos sociétés. Tout comme la prise de parole, la capacité de censurer est inégalement distribuée. Les codes et les conventions qui régulent le débat public sont principalement définis par les dominants—qui jouissent d’un quasi-monopole de la parole légitime—et contribuent à la reproduction de l’ordre social. Il en va de même des instances qui ont le pouvoir formel d’autoriser ou d’interdire la parole. Tant bien que des groupes marginalisés voudraient censurer certaines élites, ils en seraient incapables. Par conséquent, on ne peut comprendre la censure et la liberté d’expression indépendamment du contexte social qui les produit ainsi que des pratiques et des dispositifs par lesquels elles se concrétisent et se déploient. On ne peut penser la prise de parole sans aussi penser les silences et les absences et reconnaitre que même crier à la censure est un droit qui n’est pas donné à tout le monde.