Affaire Andrew Potter

Un génocide annoncé des «nègres blancs d’Amérique» ?

Réplique à l'ex-juge André Denis.
Photo: Trocaire

Dans une lettre intitulée «Génocide, dites-vous…» parue dans Le Devoir du 23 mars, l’ex-juge André Denis a estimé opportun de dresser un parallèle entre le «Québec-bashing» d’un Andrew Potter et cette immense «faillite de l’humanité» que représente le génocide des Tutsi du Rwanda, selon l’expression de Roméo Dallaire. Si M. Denis voulait braquer le projecteur sur le rôle que jouent effectivement les mots dans le processus de construction sociale de la haine ethnique, il s’y est bien mal pris avec cette lettre dont la brièveté et l’évidente spontanéité ne sauraient excuser l’outrance. Un peu plus et on avait droit au génocide annoncé des «nègres blancs d’Amérique».

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Rappelons que, professeur à McGill, Andrew Potter a récemment publié un article controversé dans le magazine Maclean's posant le fiasco des 300 automobilistes demeurés toute la nuit dans leur véhicule immobilisé par la neige comme un révélateur du «vrai problème du Québec» : une société «pathologiquement aliénée», souffrant d’un évident déficit de solidarité. Face à ces grossières généralisations, les réactions ne se sont pas fait attendre, dont plusieurs fort légitimes, mais le commentaire du juge Denis détonne à plus d’un titre.

Les propos de l’ex-magistrat choquent principalement en raison du caractère abusif d’un argumentaire qui perçoit dans les propos de Potter les ferments d’une idéologie génocidaire. Rien de moins! Il faut aussi souligner, dans son texte, le recours à des formules euphémiques renforçant l’impression de banalisation du phénomène génocidaire. Cela semble doublement paradoxal, considérant la nature de la mise en garde qu’il recèle au sujet du poids des mots et le parcours de l’auteur.

Pousse, mais pousse égal

La thèse centrale de la lettre d’André Denis, lequel spécifie avoir «présidé le procès sur génocide Rwanda» (sic), est que «nulle société n'est à l'abri de telles dérives». Convenons que cette idée contient une large part de vérité. Néanmoins, brandie comme avertissement à Potter qu’il invite à la «prudence», elle place sur un même plan les discours ethnistes qui ont contribué à racialiser des clivages sociaux au Rwanda et les tensions entre le ROC (rest of Canada) anglophone et la majorité francophone québécoise. On a l’impression que la formule «société aliénée» de Potter à propos du Québec a résonné comme un écho à la piste explicative de l’adhésion massive aux ordres de génocide au Rwanda: celle de l’obéissance extrême d’un peuple Hutu aliéné à l’intelligentsia et à l’autorité.

Au regard du rôle décisif des pouvoirs coloniaux et de toute la communauté internationale, laquelle doit être considérée comme une actrice du génocide des Tutsi, cette lecture apparaît bien limitée pour comprendre «comment une population aussi sympathique, attachante, voire pacifique [a] pu en arriver à de telles extrémités». De plus, rien dans l’histoire des relations historiquement antagoniques entre le Québec et le Canada anglophone ne permet de soutenir un tel rapprochement avec la logique de déshumanisation et de diabolisation inhérente à l’idéologie génocidaire. Peut-on décemment placer en correspondance l’insultante expression «fucking French frog» et le projet d’extermination des inyenzi (coquerelles), comme étaient nommés les Tutsi par leurs bourreaux?

Débordement, dites-vous…

Sans être aussi illustratif, le juge retraité sait toutefois que ses vues prophétiques posent problème : il avoue candidement que lors des conférences qu’il a pu donner, «tous s’insurgeaient devant [s]a conclusion qu’un tel débordement pourrait arriver au Canada». Les personnes rescapées du génocide des Tutsi exilées au Québec apprécieront d’ailleurs la facture euphémique et normalisante du terme «débordement» en lieu d’un dispositif qui a décimé leur famille, fauché presque un million de vies et fait des centaines de milliers de victimes de violences à caractère sexuel.

Les personnes rescapées du génocide des Tutsi exilées au Québec apprécieront d’ailleurs la facture euphémique et normalisante du terme «débordement» en lieu d’un dispositif qui a décimé leur famille, fauché presque un million de vies et fait des centaines de milliers de victimes de violences à caractère sexuel.

À la veille de la 23e commémoration de cette tragédie, rappelons les efforts répétés de ces survivants et survivantes pour contrer, d'une part, les atermoiements de la communauté internationale à reconnaitre lesdits «débordements» de 1994 comme un génocide (non pas «rwandais», d’ailleurs, mais des Tutsi) et, d’autre part, la persistance des discours révisionnistes, voire négationnistes. Rappelons que la haine anti-Tutsi n’a pas débuté avec l'assassinat du président Habyarimana le 6 avril 1994. On rapporte des pogroms depuis 1959 au Rwanda, une réalité que connaît bien la diaspora rwandaise d’ascendance Tutsi et qui est sans commune mesure avec les discriminations subies par le peuple canadien-français.

On rapporte des pogroms depuis 1959 au Rwanda, une réalité que connaît bien la diaspora rwandaise d’ascendance Tutsi et qui est sans commune mesure avec les discriminations subies par le peuple canadien-français.

Vraiment, on peut regretter qu’un acteur d’une telle importance dans le sentiment de justice des personnes rescapées, en particulier celui des courageuses femmes venues témoigner au procès de Désiré Munyaneza que jugea André Denis, en vienne à banaliser ainsi les effroyables crimes pour lesquels il le condamna. Et si l’on devait tracer des parallèles Québec-Rwanda, il serait certainement plus justifié de s’intéresser au sort des Autochtones que les «nègres blancs d’Amérique» ont longtemps qualifiés de sauvages.

Sandrine Ricci est auteure du livre Avant de tuer les femmes, vous devez les violer. Rwanda : rapports de sexe et génocide des Tutsi (Syllepse, 2014).
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