D’aucuns considéreront que ces coupures démontrent une fois de plus « l’exagération » du gouvernement libéral. En sabrant dans un service aussi important que la prévention en santé publique, irait-il trop loin? Cela dépend de quel point de vue on se place. En effet, loin d’être une exception québécoise, ce genre de mesure est typique des plans d’austérité. Les conséquences de ces décisions sont documentées, et elles font frémir.

Dans un ouvrage-choc récemment traduit en français, deux spécialistes américains font un portrait saisissant des impacts des politiques d’austérité sur la santé publique : au nom de l’équilibre budgétaire, les mesures d’austérité sèment la mort au sein des populations. En s’appuyant sur des décennies de statistiques internationales, le sociologue David Stuckler et l’épidémiologiste Sanjay Basu défendent une thèse provocatrice : « l’austérité tue ». Partout où les plans d’austérité s’en prennent aux aides sociales et aux mesures de prévention, le résultat est le même : les augmentations des maladies infectieuses, de la toxicomanie, de la violence et des suicides (pour ne nommer que ces quelques facteurs) font chuter l’espérance de vie. Il y a fort à parier que les coupures libérales en prévention viendront confirmer cette affirmation.

Le contre-argument classique va comme suit : « Ce n’est pas l’austérité qui cause de tels troubles sanitaires, c’est le ralentissement économique lui-même!». Les faits contredisent cependant cette affirmation populaire auprès des économistes libéraux. À cet égard, la démonstration de Stuckler et Basu est convaincante. Si la récession a des effets clairs sur la santé publique, c’est surtout l’absence de filet social qui provoque les crises sanitaires. Le meilleur exemple est sans doute la comparaison qu’ils établissent entre l’Islande et la Grèce. Les deux pays ont tout deux fait face à des difficultés économiques importantes, mais connu des destins radicalement différents en matière de santé publique.

Si la récession a des effets clairs sur la santé publique, c’est surtout l’absence de filet social qui provoque les crises sanitaires.

En Grèce, laboratoire européen de l’austérité, la situation sanitaire a dégénéré rapidement suite aux coupures radicales en santé et en services sociaux imposées par le FMI. En 2011 seulement, les nouveaux cas d’infection au VIH ont augmenté de 200%. Entre 2007 et 2009, le taux de suicide a bondi de 20%. Entre 2008 et 2011, le taux de mortalité infantile a augmenté de 40%. Sans compter la pléthore de chiffres démontrant une croissance importante de la toxicomanie, de la prostitution et de l’itinérance.

Le destin de l’Islande, pourtant plongé au cœur de la pire crise bancaire et économique de son histoire, a été fort différent. Lorsque le pays a demandé de l’aide au FMI en 2008, celui-ci a répondu en exigeant des coupes importantes dans les dépenses publiques, notamment une réduction de 30% du financement de la santé. Suite à une consultation populaire, le pays a refusé ce plan d’austérité et emprunté la voie opposée. Le gouvernement a mis sur pied un vaste plan de relance, comprenant notamment une augmentation de 20% des dépenses en santé. Les résultats ont été beaucoup plus heureux qu’en Grèce. Pendant les pires années de la crise, le taux de mortalité a continué de diminuer progressivement. Le nombre de suicides est resté stable. Contrairement à la plupart des pays européens ayant subi l’austérité, le nombre de crises cardiaques n’a pas significativement évolué. Bref, un portrait inversé par rapport à la Grèce.

Les pays qui – malgré des temps difficiles – font le choix de maintenir (voire de renforcer) leurs services sociaux et de santé publique réussissent à atténuer, voire à prévenir, les effets sanitaires négatifs du ralentissement économique.

Les deux chercheurs examinent plusieurs autres cas, notamment la Grande Dépression de 1929, la transition au capitalisme dans les pays de l’ex-URSS et la crise économique asiatique des années 1990. Les contextes varient et la gravité des difficultés économiques aussi, mais un portrait clair se dégage : partout où les réseaux de santé publics sont mis à mal, partout où les mécanismes d’aide sociale sont pris à parti, la situation sanitaire se détériore de manière importante. À l’inverse, les pays qui – malgré des temps difficiles – font le choix de maintenir (voire de renforcer) leurs services sociaux et de santé publique réussissent à atténuer, voire à prévenir, les effets sanitaires négatifs du ralentissement économique.

Évidemment, l’austérité québécoise n’est pas l’austérité grecque. Il n’y a aucune raison de croire que la situation sanitaire du Québec puisse se détériorer autant. Les leçons des deux chercheurs américains ne sont pas dépourvues d’intérêt pour autant. Bien au contraire, elles confirment scientifiquement une conviction du sens commun : dans les moments de troubles économiques et sociaux, alors que l’angoisse et la précarité sont à leur comble, le filet social et les aides publiques sont plus nécessaires que jamais. Les moments de crise devraient être l’occasion de les renforcer, pas de les mettre à mal.

Stuckler et Basu vont même plus loin : loin de représenter un fardeau ou un frein à la prospérité nationale, le renforcement des services sociaux contribue de manière significative à la relance de l’économie! Autrement dit, la solidarité sociale permet non seulement d’éviter que la récession se transforme en hécatombe, elle contribue également à sortir l’économie du marasme. Selon nos deux chercheurs, chaque dollar investi en santé publique génère le triple en termes de croissance économique. Le gouvernement Couillard peut-il se vanter d’un tel retour sur l’investissement en ce qui concerne les 450 millions investis dans la cimenterie de Port-Daniel? Qu’on nous permette d’en douter.

Nous voilà presque revenus à mon propos de la semaine dernière: l’équilibre des comptes publics, ainsi que la prospérité de manière générale, sont des moyens d’atteindre certains objectifs sociaux et non des fins en soi. Plus encore, la mesure de la prospérité d’une collectivité ne peut être uniquement économique. L’efficacité des politiques économiques doit être évaluée à l’aulne d’une multiplicité de facteurs sociaux. Que vaut l’atteinte du déficit zéro si elle s’accompagne d’une détérioration de notre santé? Les choix économiques sont des choix politiques, voire vitaux. Les chiffres sont clairs, au-delà de toute ambiguïté interprétative : le prix de l’austérité se paie aussi en vies humaines.

Le débat actuel met donc à rude épreuve la sincérité du serment d’Hypocrate de certains médecins. Entre leur formation médicale et leurs convictions néolibérales, les docteurs Barrette et Couillard ont manifestement fait leur choix.