L’éditeur Michel Brûlé a fait la promotion de propos niant qu’il y a eu un génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 et sa posture idéologique sur cette question semble parfaitement cohérente avec sa réaction aux accusations de violence sexuelle dont il fait l’objet.
Il ne s’agit évidemment pas de placer les violences sexistes et sexuelles dénoncées actuellement sur le même pied que le génocide des Tutsis. Il est néanmoins possible de mettre en relation la négation du caractère génocidaire des massacres commis contre les Tutsis en 1994 par M. Brûlé et la négation de sa participation à la culture du viol. De par sa brièveté, mon propos vise surtout à rappeler certains faits d’armes de celui qui, a fortiori s’il compte un jour briguer de hautes fonctions dans l’administration publique comme ce fut le cas récemment, ne devrait pas être intouchable, contrairement à ses employées.
Le mépris des victimes
Dans les médias, Michel Brûlé relativise la portée politique et traumatique d’agissements pour le moins inappropriés dont l’accusent plusieurs de ses collaboratrices. Dans son entreprise de dénégation et de décrédibilisation, il qualifie le mouvement #MoiAussi d’«hystérie collective». Face à ses tentatives de rétablir une certaine «vérité», je me suis souvenue avoir assisté, le 29 mars 2008, à une conférence organisée par la maison d’édition Les Intouchables que dirige M. Brûlé sur le thème «Les Médias et le Rwanda : la difficile recherche de la vérité». Cette rencontre s’est avérée des plus violentes à l’endroit des personnes rescapées du génocide des Tutsis, tant du point de vue des discours que des pratiques qui y ont prévalu. Postés à l’entrée de la salle (le Gésu), M. Brûlé et son équipe vérifiaient obligatoirement les cartes d’identité des personnes inscrites à la conférence, ce qui 1) est une pratique très rare au Québec pour un événement public, 2) n’est pas sans rappeler les pratiques des miliciens au Rwanda, où la carte d’identité nationale indiquait «l’ethnie» de la personne détentrice et qui, en 1994, a permis aux tueurs de cibler les Tutsi parmi les personnes bloquées aux multiples barrières érigées à ces fins dans les villes et les campagnes et 3) a possiblement eu pour effet de retraumatiser les victimes survivantes du génocide qui ont dû se soumettre à ce cartage abusif.
D’autant que, programmée à la veille de la quatorzième commémoration de ce génocide, la conférence des Intouchables offrait une tribune au négationniste Pierre Péan, le journaliste français qui a commis Noires fureurs, blancs mensonges (Éd. Mille et une nuits, 2005). Dans le journal Le Monde, on pouvait lire à propos de cet ouvrage qu’il suffisait de remplacer «le Tutsi» par «le Juif» «pour retrouver le style des pires pamphlets antisémites des années 1930». De nombreux spécialistes de la question rwandaise ont bien démontré les soubassements idéologiques racistes et l’invalidité méthodologique de la soi-disant enquête de Péan, qui tendait à faire des victimes les véritables coupables des massacres qui y sont survenus en 1994. Cette tendance au «victim-blaming», caractéristique du négationnisme anti-tutsi, s’avère aussi une composante centrale de la culture du viol.
La vulgate négationniste promue par Michel Brûlé
La maison d’édition Les Intouchables a aussi publié deux livres hautement contestés et contestables du Canadien Robin Philpot, selon qui l’emploi du terme «génocide» agirait comme un «bâillon», «un mot massue» et «le gage d’une guerre permanente». Au Rwanda, un génocide d’une intensité inouïe a pourtant fauché près d’un million de vies en cent jours, sur une population estimée à 7 ou 8 millions. Principale cible des massacres et des tortures, le groupe identifié comme Tutsi, composant alors environ 15 % de la population, a connu un taux de disparition évalué à 80 %.
Cette tragédie s’associe à des violences dont l’amplitude et la cruauté laissent les survivants et les survivantes aux prises avec de gravissimes séquelles physiques et morales. Dans un texte publié en avril 2006, l’anthropologue Pierre Trudel relève que tout un chapitre du livre «Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali» de Robin Philpot «tente de démontrer qu’il n’y a pas eu de génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 et un autre avance que les viols systématiques sont en fait des "récits de viols"». J’ai moi-même contribué à exposer les failles de ces thèses sceptiques au sujet du caractère massif et systématique des violences sexuelles, dont l’apparition dans certains procès internationaux tiendrait du «rocambolesque» et du lobbying féministe. De telles affirmations soutiennent généralement l’hypothèse du double génocide qui trouve écho dans la vulgate négationniste promue par Michel Brûlé selon qui «il n’y a tout simplement pas eu de génocide au Rwanda (…) Il y a eu une guerre épouvantable, il y a eu des morts des deux côtés».
Les discours de la haine
De nombreux témoignages, dont celui du Général Dallaire au procès de Jean-Paul Akayesu (défendu par John Philpot, frère de Robin), montrent que les génocidaires hutus visaient l’extermination totale des Tutsis. Considéré comme texte fondateur de l’idéologie génocidaire, Les Dix commandements des Bahutu sont publiés en décembre 1990 par le journal extrémiste Kangura. Les commandements en question s’articulent autour de trois figures centrales de l’idéologie génocidaire : le Tutsi malveillant, le Hutu naïf et la femme tutsi agente séductrice «à la solde de son ethnie». L’identification des Tutsis à l’«Ennemi», notamment par l’intermédiaire des femmes infiltrées partout, et de leurs complices, les opposants politiques, a été propagée par les discours de politiciens comme Léon Mugesera, qui trouvera éventuellement refuge au Québec avant d’être expulsé vers le Rwanda. Dans les années précédant le génocide, l’endoctrinement des foules a propagé la représentation des femmes tutsies comme des êtres démoniaques, dotés d’un charme maléfique et d’une sexualité dévorante, voués à la perte des Hutus. Au Rwanda, cette culture du viol, qui a cristallisé conjointement la haine ethnique et la haine des femmes, s’est traduite par la systématisation du recours aux violences sexuées, sexuelles et sexistes à l’encontre de centaines de milliers de femmes durant le génocide de 1994.
La culture du viol n’implique pas nécessairement de la brutalité
Une dimension cruciale de la notion de culture du viol, qui se trouve mise de l’avant par les campagnes sociomédiatiques comme #MoiAussi, par le travail de sensibilisation des groupes de femmes et par les études féministes, est que la réalité de la violence dépasse l’attaque physique comme telle. En ce sens, le recours à la notion de culture du viol semble traduire une volonté d’exposer comment la violence faite aux femmes et fondée sur le genre se trouve (re)produite, banalisée, normalisée, voire encouragée par des discours et des pratiques de toutes sortes qui n’impliquent pas nécessairement des actes de brutalité commis par une personne contre une autre personne. Plusieurs définitions de la culture du viol engagent ainsi le problème de la construction du genre et le rôle des structures sociales qui perpétuent les inégalités au détriment des femmes, des minorités sexuelles et de genre. Au Québec comme ailleurs, l’idéologie patriarcale que recèle la culture du viol s’avère véhiculée par une myriade de processus sociaux et institutionnels marqués par les préjugés. Les médias, la culture populaire ou les savoirs scientifiques représentent des courroies de transmission souvent pointées du doigt par les féministes. Pensons aussi au traitement judiciaire des violences à caractère sexuel.
La notion de culture du viol permet donc de mettre en lumière à la fois la dimension directe de la violence sexuelle et sa dimension indirecte, au-delà des agressions de nature physique. En ce sens, la rhétorique sexiste et négationniste de M. Brûlé contribue à la propagation de la culture du viol. Invoquant un «délire» mensonger, elle réitère par exemple un message social de culpabilisation déjà largement intériorisé par les victimes - avérées ou potentielles - de la violence sexuelle, invariablement enjointes à exprimer un «non» plus clair au moment des faits et traitées de menteuses quand elles les dénoncent. Quoi qu’il en soit, placer la focale sur le comportement des survivantes est aussi une composante de ce qu’on entend par culture du viol, dans la mesure où ce vieux réflexe maintient les agresseurs comme leurs complices silencieux en dehors du radar.
Contrer le pouvoir de l’indifférence
Les violences patriarcales sont massives, la victimisation des femmes d’échelle épidémique, comme le formule un rapport de l’Organisation mondiale de la santé. Au Québec, une femme sur trois a subi une agression à caractère sexuel depuis l’âge de 16 ans, selon le ministère de la Sécurité publique. Malgré son caractère ouvertement planifié, le génocide des Tutsis a coûté la vie à plus d’un million de personnes et permis le viol de centaines de milliers de femmes, au vu et au su de toute la communauté internationale, laquelle doit être considérée comme une actrice de ce génocide. Cela n’est pas sujet à polémique, n’en déplaise à Brûlé et consorts. Toutes proportions gardées, de telles violences sont possibles parce que leurs auteurs pensaient pouvoir agir en toute impunité et dans l’indifférence générale. Chaque début d’avril, des membres de la communauté rwandaise de Montréal procèdent à la commémoration du génocide des Tutsis. Chaque 6 décembre, les femmes et les féministes du Québec se réunissent pour se rappeler des victimes de l’attentat antiféministe à l’école Polytechnique de 1989. #PlusJamais #NeverAgain.
Le devoir de mémoire auquel les personnes survivantes contribuent et par lequel elles se (re)construisent une identité individuelle ou collective, confère du sens à leur passé, à leur présent et à leur futur. Un obstacle important à ce travail mémoriel comme à la prévention de la violence sous toutes ses formes réside dans la propagation d’idées qui non seulement minimisent les violences qu’elles prétendent expliquer, mais reposent sur les mêmes soubassements idéologiques qui les ont rendues possibles. C’est pourquoi, sans comparer ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 et les situations de violence sexuelle actuellement révélées par les médias, mais bien en plaçant en résonance certaines réactions sociales face à ces phénomènes, on peut s’indigner qu’un aspirant politicien s’avère promoteur de discours négationnistes d’un génocide qui s’est doublé d’un féminicide et un négationniste de ses propres violences misogynes.