Avec Ne faites pas honte à votre siècle (Poètes de Brousse, 2017) l’écrivaine québécoise—récemment finaliste aux Prix Littéraires du Gouverneur Général dans la catégorie Poésie—redonne au cynisme ses lettres de noblesse et cherche, écrit-elle dans son livre, «des prières assez folles pour servir à la fois de moquerie et d’armée». Entrevue dans le cadre dans son passage au Salon du livre de Montréal.
Daria Colonna, dans son manteau au moins aussi long que son sourire, n’est pas la personne grave dont ses deux livres pourraient donner l’impression. Ses débuts littéraires remontent à 2015 et à la publication, alors qu’elle atteignait la mi-vingtaine, du roman Nous verrons brûler nos demeures (La Tournure). Elle le qualifie aujourd’hui de «balbutiement, caractérisé par une forme orgasmique et adolescente, d’une liberté effrayante.» Son plus récent livre, Ne faites pas honte à votre siècle, paru à l’automne 2017, dont le style dépouillé mais vindicatif détonne en comparaison de ses autres ouvrages, s’est retrouvé sur toutes les listes, finaliste aux Prix des Libraires du Québec puis à ceux du Gouverneur Général. Un livre qui, au fil des phrases, élabore son propre langage et dont le titre s’installe comme un impératif moralisateur qui fait hara-kiri au lecteur.
Dans la vague de certaines figures de la nouvelle gauche française, particulièrement d’Édouard Louis et de Geoffroy de Lagasnerie, Colonna revendique une sorte de prise en charge du langage et des mots pour en ébranler la place dans les rapports de domination, pour les retourner contre soi-même. Elle explique que la poésie est intimement liée, chez elle, à un désir de se réapproprier certains termes et que le cynisme est ce par quoi elle y parvient. «C’est une manière de reprendre les mots et de les détourner en insultes. Dans Ne faites pas honte à votre siècle, j’ai essayé d’écrire contre les caractéristiques de classe à laquelle j’appartiens, j’ai essayé de tirer partout, sur tous les fronts, autant animée par la honte de mes privilèges que par la honte qui naît, par exemple, du mépris des autres, de la marginalité, de la différence, de l’oppression. J’ai repris certaines aberrations de la classe privilégiée, à laquelle j’appartiens, pour nous cracher à la gueule. Parce qu’on le mérite bien qu’ils disent.», dit-elle en entrevue.
Elle affirme par ailleurs que la littérature va au-delà de l’art : «La littérature est une discipline de la pensée et une discipline du désir. On se retrouve à essayer de comprendre, par exemple, un violeur et une violée. On se retrouve à essayer de comprendre toutes les configurations de la violence et du désir. Toute les positions qui coexistent autours du désir au sein de la société, on finit par un peu les vivre.»
Le lecteur, par défaut, se retrouve donc dans une posture qui lui permet de saisir les origines d’une violence, et donc d’en pardonner les acteurs. Ce qui nous renvoie à ce que certains politiciens français ont appelé, de manière péjorative, «l’excuse sociologique». On pensera par exemple à Manuel Valls qui, dans la foulée des attentats Paris, condamnait les tentatives de certains intellectuels de comprendre les phénomènes de radicalisation, jugeant que cela équivalait à excuser les terroristes. C’est cette dynamique de l’excuse qui intéresse Colonna. «Bien sûr qu’on peut excuser les terroristes», s’exclame-t-elle, «parce qu’il y a, je ne sais pas, les politiques internationales, les guerres, la pauvreté, etc. On peut comprendre un homme ou une femme d’avoir volé parce qu’on comprend la faim. On donne une dimension intime à cette faim ainsi que systémique à la pauvreté.» Elle soutient que la littérature permet justement de rendre intelligible ce qui est en principe fondamentalement condamnable, en travaillant l’excuse sociologique dans les formes les plus violentes du désir et de la dignité humaine. «Ce que l’excuse sociologique dit, c’est qu’il y a des causes. La littérature, justement, est le grand art des causes, comme le dit si bien Édouard Louis.»
Quand on lui demande ce qu’elle pense des prix, de sa présence parmi les nominé-es (au prix du Gouverneur Général, elles n’étaient que des femmes—et Michael Trahan), Colonna hausse les épaules. L’essentiel de ce qui est célébré en poésie québécoise relève d’un esthétisme pur et n’exprime aucune émotion combative—ou presque, déplore-t-elle, et lorsqu’une poésie plus populaire, qui se reconnaît notamment à ses penchants pour l’oralité, la culture populaire et le billinguisme, est célébrée, elle l’est rarement pour sa portée politique.
«J’éprouve de la frustration à l’égard d’une certaine garde en poésie québécoise qui est à la fois super pop et super hermétique. Heureusement, il y a aussi des gens qui ont une colère, qui est intéressante et qui veut dire quelque chose. Emmanuelle Riendeau (Désinhibée, Les Éditions de l’Écrou), par exemple, qui a jeté sa bière sur [l’écrivaine] Roxanne Desjardins [le 2 juin dernier lors d’une soirée hommage à Josée Yvon au Festival de poésie de Montréal], en lui criant ‘T’es pas en colère’. Ça a révolté beaucoup de gens, mais moi j’ai trouvé que c’était vraiment intéressant comme geste, du moins dans la question qu’il soulève. Je la trouve importante cette colère là, je voudrais qu’on cherche à savoir d’où elle vient, quelles sont ses ruses et sa raison d'être.» dit celle qui affirme toutefois ne se reconnaître dans aucune des scènes du milieu poétique québécois. «Je pense que la poésie pop gagne à être en colère», ajoute Colonna, «sinon, elle est constamment menacée de devenir le pastiche d’elle même, une genre d’esthétique de la colère, autrement dit, du trash qui n’en est pas vraiment, une sorte de mensonge qui fini par écraser les vies vraies.»