Cet article poursuit une série de témoignages de répression policière et juridique vécue dans le contexte de la grève étudiante de 2012 et de ses suites. Bien que ces témoignages relatent des expériences particulières qui méritent en elles-mêmes d'être connues, ils exemplifient aussi fréquemment des modus operandi utilisés par les agents de l'État lorsqu'ils et elles se croient en position légitime de réprimer. J'espère que la connaissance de ces modus operandi nous aide à l'avenir à les reconnaître, à les dénoncer et à les renverser.
Préliminaires
Cécile Riel est une militante de 57 ans. Elle s'implique depuis longtemps dans diverses causes, concernant notamment les droits des femmes, le système correctionnel ainsi que l'itinérance. Après des études en criminologie, elle œuvre pour divers organismes communautaires liés à ces mêmes causes. Outre une implication au sein du Parti québécois du temps de René Levesque, elle s’implique résolument à l'extérieur des structures institutionnelles officielles.
Contre la hausse des frais de scolarité, elle participe à quelques-unes des premières manifestations montréalaises au début du mouvement étudiant de contestation de 2012. Comme c'est le cas de plusieurs, c'est le traitement réservé aux étudiants et étudiantes par le SPVM et, par-dessus tout, la perte de l'œil droit de Francis Grenier (à la suite de l'explosion d'une grenade assourdissante, le 7 mars) qui l'amènent à participer aux manifestations de façon plus assidue, et particulièrement aux manifestations nocturnes. Comme plusieurs, elle passe d'une certaine appréhension envers le SPVM à une crainte aiguë à la suite d'une agression (le 25 avril, elle est gazée, plaquée par terre par un policier du Groupe tactique d'intervention, et elle reçoit des coups de pied), et à une absence finale de crainte, désensibilisation conséquente à l'exposition répétée à la violence policière. Comme plusieurs, elle tente initialement de raisonner avec les policiers et policières afin de leur faire comprendre la démesure de leurs interventions, pour finalement cesser presque toute communication avec ceux-ci.
Très tôt, elle se met à photographier ce qui se passe durant les manifestations, et éventuellement à le rapporter sur Twitter (jouant ainsi un rôle similaire à celui qu’elle avait tenu durant Occupy Montréal en 2011). Son apport à la documentation de la lutte augmente durant l'été 2012, une époque où les manifestations nocturnes deviennent moins populeuses, et moins étudiantes. Avec d'autres, elle souhaite «tenir le fort» jusqu'à un retour souhaité des masses d'étudiants et étudiantes à l'automne, et son compte Twitter (@frogsarelovely) devient autant une source d'information privilégiée sur ce qui se passe dans la rue qu'une manière d'affirmer que celle-ci continue toujours d'être occupée, soir après soir.
De la circulation et de ses entraves
Au cours de l'été 2012, donc, alors que la participation aux manifestations nocturnes diminue, la répression s'intensifie, ceci permettant cela. Les irréductibles sont dûment profilés: les agents attitrés aux manifestations (dont la nouvelle mouture de la Brigade urbaine − «Une vraie police des manifs», titrait glorieusement Le Journal de Montréal du 17 juillet) sont en mesure d'interpeller les manifestants et manifestantes par leur petit nom (dont Cécile) et mentionnent à l'occasion d'autres détails personnels (p. ex., dans le cas de Cécile, sa date de naissance) pour que tout le monde sache qu'il ou elle est bien fiché. Commentaires désobligeants («Heille, Cécile, pourquoi tu vas pas te coucher, tu vois pas que t'es trop vieille pour être ici?»), menaces, dispersions, mini-souricières, accusations individuelles, tout y passe pour casser ceux et celles qui n'auraient pas compris qu'il est temps de passer à autre chose. Les jeunes étudiants et étudiantes sont particulièrement visés au début, mais éventuellement tout le monde ou presque y passe.
Cet article, adopté en 2000 afin de se prémunir contre des actions de blocage d'autoroute par les camionneurs, interdit à quiconque «au cours d’une action concertée destinée à entraver de quelque manière la circulation des véhicules routiers sur un chemin public, [d’]en occuper la chaussée, l’accotement, une autre partie de l’emprise ou les abords ou [d’]y placer un véhicule ou un obstacle, de manière à entraver la circulation des véhicules routiers sur ce chemin ou l’accès à un tel chemin». Un alinéa précise qu'il ne s'applique pas aux défilés et manifestations «préalablement autorisées par la personne responsable de l'entretien du chemin public à la condition que le chemin utilisé soit fermé à la circulation ou sous contrôle d'un corps de police». Dans les débats parlementaires, le ministre des Transports de l'époque, Guy Chevrette, ne semble pas certain si la personne responsable est la municipalité, le ministère des Transports ou la police (ceux et celles qui veulent manifester «vont chercher le permis de la police», dit-il, avant d'être corrigé par Yvan Bordeleau, député de l'Acadie: «Le permis de la municipalité?»). Il faudra néanmoins attendre 11 ans après son adoption et quelques verdicts de non-culpabilité à des accusations criminelles d'attroupement illégal pour que l'article 500.1 soit appliqué à une manifestation. L'heureuse élue fut bien entendu la manifestation organisée par le Collectif opposé à la brutalité policière: 239 personnes furent arrêtées le 15 mars 2011. Elles furent reconnues coupables en 2014, mais la cause est toujours en appel relativement à la constitutionnalité de l’article. Depuis 2012, les corps policiers préfèrent usuellement appliquer les règlements municipaux anti-manifestations dont ils disposent (dont le célèbre règlement P-6 de la Ville de Montréal) sauf lorsque les manifestations que l'on souhaite réprimer se déroulent à l'extérieur des juridictions municipales (par. ex., les ponts, les autoroutes), mais cette règle comporte plusieurs exceptions. Deux concernent Cécile.
Alors qu'elle documente la manifestation de nuit du 2 juillet 2012, Cécile et quelques autres personnes sont poussées de la rue vers le trottoir par une escouade à vélo et prises en souricière. On leur remet une contravention de 494$ en vertu de l'article 500.1 avant de les relâcher. Le 20 août, vers la fin d'une manifestation de nuit presque arrivée à terme (c'est-à-dire au parc Émilie-Gamelin), un peloton de policiers du groupe d'intervention jaillit d'une fourgonnette et entoure Cécile. Le but de cette opération violente et dramatique est de lui remettre une seconde contravention en vertu de l'article 500.1, non pas pour le soir même, mais pour trois jours plus tôt, le 17 août à 22 h 35. Mais que s'est-il passé exactement, le 17 août à 22 h 35?
Cécile est sur le trottoir avec des ami-e-s après une manifestation nocturne qui s'est terminée, selon le SPVM, à 22 h 09. Elle attend d'autres amis qui discutent avec des policiers. Soudainement, un policier du groupe d'intervention sprinte en direction d'une personne plutôt âgée et que personne n'avait vue auparavant dans l'objectif supposé de l'interpeller. (L'histoire ne dit pas ce qui arrive de ce «manifestant».)
Elle se rappelle peu de ce qui s'est passé par la suite. Les douleurs dureront plusieurs mois, et après quelques semaines, elle sera presque incapable de bouger durant quelques jours. Voici ce qui s'est passé, le 17 août 2012 à 22 h 35, et qui par la mystérieuse alchimie de la répression s'est vu transmuté en une contravention pour avoir «entravé», sur une chaussée où elle ne se trouvait pas, un «véhicule routier» qui était en fait un policier.
«Pow»
Quelques jours plus tard, le 23 août, Cécile attend avec un petit groupe le début de la manifestation nocturne. L'agent Alexandre Viau (matricule 4408), escorté par une demi-douzaine de policiers de l'escouade urbaine, surprend Cécile et lui annonce furieusement qu'il l’arrête pour menaces de mort envers un policier. Alors que Cécile est menottée, l'agent Viau prend le téléphone de Cécile directement dans la poche frontale de sa chemise, et on fouille son sac sur place. Pendant ce processus, l'agent Viau glousse de joie: «Tu retourneras plus dans les manifs, c'est ta dernière manif!» Il refuse de rendre son téléphone à Cécile: «Plains-toi, plains-toi à mon boss, plains-toi au boss de mon boss, plains-toi au maire, plains-toi à n'importe qui, vas-y, vas-y, tu veux-tu gager que y'a rien qui va se passer, tu veux-tu gager, tu veux-tu gager?» scande-t-il répétitivement, comme un enfant.
Cécile cesse toute communication avec l’agent Viau, qui conserve son téléphone. Une fois parquée dans une voiture de police où il n'y a aucune place pour ses jambes, on lui lit ses droits. Au centre opérationnel, on fait un inventaire de ses biens, que Cécile refuse de signer puisqu'il ne mentionne aucunement son téléphone. Le préposé demande au policier accompagnant Cécile pourquoi cette dernière n'a pas son téléphone, ce qu'il sait, mais l'agent reste silencieux. Heureusement pour Cécile, un autre agent moins expérimenté arrive au bon moment et dit au préposé que le téléphone est en possession de l'agent Viau et qu’il doit le ramener à la fin de son quart de travail. On lui donne une couverture avant de l'envoyer dans une cellule froide en attente de la visite d'un inspecteur qui décidera de son sort vers 2 h 30 (il est approximativement 22 h).
L'inspecteur se présente éventuellement. Il demande à Cécile de signer l'approbation de sa condition (demeurer à 100 mètres de l'agent Viau en toutes circonstances) pour quitter sa cellule. Cécile demande à l'inspecteur où se trouve son téléphone, ce dernier la rassure, il est en leur possession. Cécile demande à le voir. L'inspecteur repart, enragé. Il revient quelques minutes plus tard: «On a un problème.» Le téléphone serait dans un coffre-fort que personne ne pourrait ouvrir avant le mardi suivant. (Nous sommes le jeudi soir.) De toute façon, plaide-t-il, ils peuvent prendre tout ce qui se trouve sur son téléphone et l'utiliser contre elle, et si elle ne signe pas, elle passera la fin de semaine en prison. Cécile refuse de partir sans son téléphone. L'inspecteur part, revient: «Si on pouvait ouvrir le coffre, on le ferait», plaide-t-il à la recherche de la sympathie de sa détenue. Cécile refuse à nouveau. L'inspecteur part, revient: «Si on trouve quelqu'un pour venir ouvrir le coffre, est-ce que tu vas signer?» Elle accepte. Vers 5 h du matin, l'inspecteur annonce qu'ils sont en possession du téléphone. Cécile insiste pour le voir, vérifie qu'il fonctionne bien et que rien n'est endommagé. Elle signe et on la libère. Elle doit retourner au centre opérationnel le 30 août pour empreintes digitales et photographies, ce qu'elle fera.
Entre son arrestation du 23 août et le 7 septembre, date de la première étape préliminaire de son procès (la rapidité des procédures s’expliquant par la propension du système de justice à s'activer automagiquement lorsqu'un policier est en cause), Cécile n'a absolument aucune idée ni des faits allégués derrière la gravissime accusation de menaces de mort envers un policier, ni qui elles concernent. Elle se demande si c'est à cause des slogans qu'elle chante dans les manifestations. Le 7 septembre, Cécile apprend que les faits allégués se seraient produits la veille de son arrestation, le 22 août. Mais que s'est-il passé, le 22 août?
Avec quelques dizaines de milliers de personnes, Cécile prend part à la grande manifestation mensuelle du 22. À la suite de la manifestation, alors qu'elle marche dans le Vieux-Montréal avec des ami-e-s, une escouade à vélo, dont fait partie l’agent Viau, passe près du groupe. Cécile lui demande pourquoi il n’est pas déguisé en «black bloc», référence à la ressemblance entre l’escouade urbaine, toute vêtue de noir, et les participants à cette tactique. L'agent Viau lui répond: «Attends, toi, à soir», sur un ton qui aurait pu être celui d'une blague. Un peu plus tard, coin Ste-Catherine et St-Denis, Cécile revoit l'agent Viau avec d'autres policiers. Elle tente avec ses amis d'identifier un autre policier (l'agent Daniel Théorêt, matricule 1306) qui, le 18 août, a lancé un manifestant âgé par terre avant de l'accuser de voies de fait sur un policier et d'entrave au travail d'un policier. Se faisant, comme ses amis, elle pointe vers les policiers, tant vers l’agent Viau que vers les autres. Selon l’agent Viau, seule Cécile pointait, et elle pointait lui seul. Ses doigts auraient imité la forme d'un pistolet. Elle aurait même dit «pow», ce qu'il aurait même entendu de l'autre côté de la rue.
À la suite de cet incident, Cécile doit s'informer de la présence de l'agent Viau dans les manifestations et les quitter s'il y est, les manifestations étant petites et 100 mètres étant beaucoup de mètres. L'agent Viau est souvent, très souvent attitré aux manifestations, et Cécile doit les quitter à plusieurs reprises. Elle réussit quand même à manifester à l'occasion, y compris les 22 mars et 5 avril 2013 où elle sera arrêtée comme quelques centaines d'autres en vertu du règlement municipal P-6, qui rendent illégales les manifestations qui ne collaborent pas avec les forces policières en leur remettant à l'avance leur itinéraire et en s'assurant qu'il soit respecté.
La «justice»
Le 11 avril 2013, Cécile comparait pour faire face aux accusations de menaces de mort contre l'agent Viau. Malgré qu'elle soit pauvre, l'aide juridique lui a été refusée selon l'argument, si on veut appeler la chose ainsi, que c'est sa première offense et qu'en pratique elle ne risque pas la prison. Rappelons qu'en théorie, du moins, l'accusation de menace «de causer la mort ou des lésions corporelles à quelqu’un», article 264.1 (1) a) du Code criminel, peut mener à 5 ans de prison si elle est traitée comme un acte criminel, et à 18 mois si elle est traitée comme une infraction. Me Denis Poitras, qui a toujours son droit de pratique à l'époque, représente Cécile gratuitement. L'agent Viau est présent, Cécile ne le reconnaît même pas. Me Anne Joncas-Côté, procureure de la Ville de Montréal, représente l'agent Viau. Alors que le procès est en pause, Me Poitras approche Cécile et lui annonce qu'après discussion, Me Joncas-Côté aimerait lui faire une proposition en échange d'un plaidoyer de culpabilité à des accusations réduites. L'histoire ne dira pas sous quel chef d'accusation, puisque Cécile interrompt Me Poitras avant qu'il puisse finir d'expliquer l'offre: pas question de faire un «deal».
Me Poitras retourne discuter avec Me Joncas-Côté. Il revient, sourire aux lèvres. L'agent Viau quitte la salle en colère. «Je pense qu'ils n'ont pas de preuves.» Face au juge, Me Poitras dit quelques mots, Me Joncas-Côté affirme que la Ville n'a pas de preuves, le juge prononce l'acquittement. C'est fini. Cécile est heureuse, puis furieuse. Dans d'autres circonstances (si elle avait été plus jeune, si elle avait eu plus à perdre, si elle avait été plus insécure, si elle avait eu un autre avocat...), elle aurait pu plaider coupable. Elle pense surtout aux jeunes étudiants et étudiantes qui, pour avoir manifesté comme elle, jouent leur avenir dans des procédures de cette espèce.
Avant de conclure l'histoire de Cécile, permettons-nous quand même le temps d'une phrase pour prendre acte du fait qu'une procureure de la Ville de Montréal, engagée au service de ses citoyens et citoyennes, a demandé à une citoyenne de cette même ville de plaider coupable en sachant n'avoir aucune preuve envers celle-ci.
On peut trouver ceci aberrant, mais ce n'est pas une aberration. C'est ainsi que les choses se font. L’histoire ne dit pas si les procureurs et procureures de la Ville de Montréal sont évalués au «rendement», ce qui expliquerait beaucoup mais ne justifierait rien.
Aujourd’hui, après plusieurs incidents de brutalité policière, donc, une accusation de menaces à l'endroit d'un policier, deux arrestations et accusations en vertu de l'article 500.1 du Code de la sécurité routière (une abandonnée, l'autre rejetée par le juge) et seize rendez-vous en cour relatifs à ces trois accusations; après trois arrestations de masse et accusations en vertu du règlement municipal P-6 (la troisième et dernière fois lors de la manifestation contre Enbridge du 10 octobre 2013) dont l’issue légale est toujours inconnue − après tout ça, donc, Cécile Riel manifeste toujours.
Pour aider ou en savoir plus
Contribuez à la campagne de financement de la Ligue des droits et libertés et du Collectif opposé à la brutalité policière afin d'en appeler du jugement sur la constitutionnalité de l'article 500.1 du Code de la sécurité routière, partie intégrante de l'arsenal légal utilisé par les corps policiers québécois pour réprimer les manifestations pacifiques.
La publication de cet article aurait été impossible sans le travail exceptionnel de documentation de Marco Simonsen-Sereda, un homme à la mémoire et au cœur immense. Je le remercie, ainsi qu'Ethan Cox, pour avoir soulevé jadis le traitement réservé à Cécile dans les pages de Rabble. Je remercie également l'équipe du journal Le Devoir, en particulier Marie-Andrée Chouinard, ainsi que le projet Mégaphone Montréal qui ont conjointement facilité une première prise de parole publique sur ces événements.
Pour plus d'informations sur l'article 500.1, deux références indispensables: le travail historique réalisé par Moïse Marcoux-Chabot, De la route à la rue: histoire politique d’un instrument de répression policière et l'analyse historico-légale de Maxime Fournier, Arrestations massives : l'article 500.1 C.S.R..