Christian Rioux a aussi été froissé par une lettre ouverte de Yao Assogba qui prenait la défense de Black Lives Matter et même de la nièce de George Floyd. Le chroniqueur a expliqué que la Déclaration d’Indépendance des 13 colonies britanniques, du 4 juillet 1776, «a tout changé! Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, 13 ans avant la France, un pays proclamait que “tous les hommes naissent égaux ”. C’est sur cette base que se développa le mouvement d’émancipation des Noirs, la guerre de Sécession et le mouvement des droits civiques.» Il reprenait ici des éléments de sa chronique «Pauvre Luther King», qui célébrait l’esprit de 1776 et soulignait que «l’histoire des États-Unis ne se résume pas au racisme».

Or le chroniqueur affirmait exactement le contraire une semaine plus tôt, dans sa chronique intitulée «Tous Américains?» : «le racisme demeure le péché originel de l’Amérique. À la différence de la Révolution française, qui a aboli l’esclavage (du moins pour un temps) […], la Révolution américaine s’en est parfaitement accommodée. Elle en paie toujours le prix.» Contrairement à l’autre semaine, c’est donc le racisme, cette semaine-là, «qui caractérise en propre la civilisation américaine».

Complexité des peuples

Si Christian Rioux apprête l’histoire selon le spécial de la semaine, il reproche aux antiracistes — encore dans sa chronique «Tous Américains?» — de ne pas «se donner la peine de comprendre la complexité des peuples.» Or Christian Rioux lui-même semble ignorer cette «complexité des peuples», puisqu’il ne s’intéresse qu’aux «grands hommes». À propos des États-Unis, par exemple, il oublie de rappeler que les loyalistes (monarchistes) ont les premiers promis la liberté aux esclaves s’ils rejoignaient leurs rangs, pendant la Guerre d’indépendance. Après leur défaite, ces loyalistes ont aidé des ex-esclaves à fuir vers Londres, le Nouveau Brunswick et la Nouvelle Écosse, ce nouveau pays fondé sur les principes de 1776. Christian Rioux semble ignorer que le chef des indépendantistes, George Washington, était propriétaire d’esclaves et qu’il n’a promis à son tour la liberté aux esclaves qui rejoindraient ses troupes que pour concurrencer la promesse des loyalistes. Mais sans doute suis-je trop méchant à l’égard de ce bienfaiteur de l’humanité.

Pourtant, l’ex-esclave Frederick Douglass soulignait l’hypocrisie de la Déclaration de 1776, dans un discours célèbre prononcé le 4 juillet, What to the slave is the Fourth of July? (voir la traduction ici): «Ce 4 Juillet est le vôtre, pas le mien. Vous pouvez vous réjouir, je dois être en deuil». Voilà à quoi ressemble la «complexité des peuples».

Christian Rioux a encore tout faux lorsqu’il que c’est à partir de 1776 «que se développa le mouvement d’émancipation des Noirs, la guerre de Sécession et le mouvement des droits civiques.» Non seulement escamote-t-il le fait que la Constitution des États-Unis de 1787 protégeait l’esclavage, mais il oublie que le mouvement d’émancipation des esclaves a commencé bien avant 1776, chez les esclaves eux-mêmes — eh! oui! — dès leur capture en Afrique, puis sur les bateaux de la traite et dans les plantations. Les esclaves n’ont donc pas attendu 1776 pour combattre pour la liberté, ni d’ailleurs la Révolution française de 1789.

Quant aux luttes «post 1776» aux États-Unis, elles n’étaient pas toujours fondées sur cette déclaration de 1776, mais plutôt sur une lecture généreuse des Saintes-Écritures, par exemple chez le pasteur Martin Luther King mais aussi chez les Quakers progressistes des associations abolitionnistes aux États-Unis et en Grande-Bretagne (des Quakers étaient également antimilitaristes et pour l’égalité entre les sexes). Dans les années 1960, le Black Power ne s’inspirait pas de 1776, mais des marxistes et des forces anti-impérialistes de l’époque (Christian Rioux devrait le savoir, considérant son passé marxiste-léniniste).

L’histoire est assez semblable en France : les colonies se sont révoltées en s’inspirant de leur histoire locale et d’écrits anti-impérialistes et même anticapitalistes. Aux États-Unis et en France, les femmes n’ont pas attendu 1776 ou 1789, elles non plus, pour aspirer à la liberté et l’égalité.

Ça brasse au Devoir

Pendant ce temps, le directeur du Devoir, Brian Myles, déplorait que «quelques chroniqueurs et acteurs politiques voilés dans le linceul du conservatisme identitaire ont repris leur litanie habituelle. [Ils prétendent que] le Québec ne porte pas les germes de l’esclavagisme et de la ségrégation raciale, contrairement aux États-Unis. Les Québécois ne méritent pas un procès pour racisme, disent-ils à l’unisson.» Il ajoutait : «Que cela plaise ou non à ceux qui reprochent aux militants québécois pour la justice sociale d’utiliser une grille de lecture états-unienne pour jauger notre situation, nous ne pouvons échapper à cette discussion délicate sur le rôle, l’utilité et les zones d’ombre de la police.»

Mais à qui pouvait-il bien penser, en décochant ces traits?