Dans le relief accidenté, quelques oliviers survivent à la sécheresse et à la charge du soleil, étranges épouvantails incapables de repousser la menace du conflit, qui sourd toujours. Les colonies s’éparpillent dans le paysage, protégées par le mur qu’il faut encore et toujours contourner, jusqu’à l’ouverture d’un prochain point de contrôle. Une question me brûle alors : pourquoi, en déplacement entre deux villes palestiniennes, doit-on traverser le mur?
Terre d’espoir, terre sainte, mais surtout, terre de discorde, les frontières de la Cisjordanie demeurent, à ce jour, indéfinies. Depuis l’échec de l’Accord de Taba ratifié en 1995, le territoire demeure divisé en trois zones. Celles-ci devaient être temporaires et le retrait graduel d’Israël devait mener à la création d’un État palestinien souverain. Néanmoins, à ce jour, Israël conserve le contrôle complet de la zone C, qui constitue 61% du territoire cisjordanien, tandis que plus de 90% de la population palestinienne est confinée aux zones A et B.
Pour avoir en tête le portrait actuel de la Cisjordanie, il faut le morceler en d’innombrables petits ilots de terre, englués dans une mer à la marée montante. Le territoire des zones A et B constitue en effet 227 portions de terre (parmi lesquelles 199 ont moins de 2 km² de superficie), isolées par la zone C qui s’étend, éloquent et violent rappel qu’il faut d’abord diviser pour régner.
À l’instar de Gaza et des six autres grandes villes de Cisjordanie que sont Jénine, Qalqiliya, Tulkarem, Naplouse, Bethléem et Hébron, Ramallah se trouve dans la zone A. Puisqu’il faut passer par la zone C pour circuler entre ces villes, il faut nécessairement traverser le mur et passer un point de contrôle, système mis en place par Israël pour conserver une mainmise sur les déplacements des Palestiniens.
Le checkpoint de Qalandiya apparait d’ailleurs au loin, troublant le calme de l’horizon. On dirait un poste de péage, mais surveillé par les miradors et des soldats lourdement armés, il n’est qu’une brèche dans cette frontière contre nature que constitue le mur de séparation. À l’approche de Ramallah, celui-ci se fait pourtant moins laid, tapissé d’œuvres et de revendications. À côté d’un portrait immense de Yasser Arafat, je lis : Hope is a territory.
Une fois passé le point de contrôle, le trafic demeure dense, serpentant les massifs bâtiments qui s’imposent au boulevard. Les piétons débordent du trottoir et nous offrent l’étonnante volière de leurs rires et de leurs exclamations. La rue bat à tout rompre ici et pour s’entendre, il faut élever la voix par-delà les klaxons, le grondement des moteurs et les invitations chantées des marchands à venir découvrir la fraîcheur de leurs fruits, le moelleux de leur pain.
Nombreuses sont les grues s’animant autour de bâtiments qui bientôt gagneront les cieux. Ville dont la forte croissance économique est motivée par l’arrivée en continu de commerçants hiérosolymitains, Ramallah, avec ses 41 000 âmes, n’est pourtant pas si populeuse. Néanmoins, parce que l’étau du mur de séparation l’empêche de s’étaler, la ville est contrainte de se densifier en hauteur, lui conférant une fausse allure de métropole.
Ces mouvements de population y ont amené un boom immobilier et son économie, après un ralentissement pendant la deuxième Intifada, est aujourd’hui en pleine croissance. Si la Cisjordanie revendique toujours Jérusalem-Est comme capitale, les obstacles se multipliant devant cette possibilité ont contribué à faire de Ramallah, depuis 2005, le siège de facto du gouvernement et le nouveau centre financier de la Cisjordanie. Aujourd’hui, de nombreux pays y sont d’ailleurs représentés par des Consuls généraux.
Parce que le centre-ville n’est pas immense, à quelques enjambées des bureaux gouvernementaux se trouve la place El-Manara. Ce rond-point central est devenu emblématique de la résistance palestinienne, parce que c’est en ce lieu que les citadins ont pris l’habitude de se rassembler lors des mouvements de contestation. Le brouhaha urbain y est à son comble et les boutiques se répètent, se disputant les meilleurs prix pour les biscuits artisanaux, les khoubz, les crampons sport, les keffiehs et les robes brodées. Les falafels cuisant dans l’huile chaude, la fleur de rose des kenafeh, la farine du pain grillé et le poulet shish-taouk chatouillent mon nez. On en oublie l’enclave du mur et, loin de ressentir le désespoir, on sent un vif désir d’exister.
Les Palestiniens ont fait d’un refuge une oasis. Un lieu pour tenir bon, organiser un gouvernement, se rassembler et revendiquer leur pleine autonomie. Le respect. On habite Ramallah pour se faire des amis, fonder une famille et espérer le meilleur pour l’avenir. Même dans ses façades qui, à grand renfort de néons colorés, rappellent les logos des grandes chaînes occidentales, on sent une ironie. Un désir de s’affirmer. Et on y est comme nulle part ailleurs, transporté par ce peuple qui, en attendant que le grand théâtre du monde reconnaisse leur existence, vit. Tout simplement.