La chroniqueuse Laurence Ricard répond aux dilemmes existentiels des lecteurs et lectrices de Ricochet. Vous avez une question pour Laurie? Écrivez-lui à cette adresse : laurie@ricochet.media
Chère Laurie,
Je deviens amer, et je me sens englué dans la tournure de ma trentaine. Étrangement, je me sens coupable d'être amer, car on me répète tout le temps « à quel point je suis chanceux ». Je m’explique.
Comme plusieurs personnes de ma génération dans mon entourage, je vis un sentiment de stagnation. Mon revenu annuel n'a presque pas bougé depuis 10 ans, et j'ai l'impression de m'appauvrir doucement, année après année, sans pouvoir rien y faire. À ce sentiment de stagnation s’ajoute celui de la contradiction que je vis dans mon travail. Je travaille pour une organisation avec laquelle je partage d’importantes valeurs d’entraide et de compassion. Ce qui m’attriste, c’est que je sais que je devrai sacrer mon camp un jour. Pourquoi? Parce que je n'y arrive plus. Non seulement mon travail de bureau m’éloigne tangiblement des personnes que je prétends aider, mais d’un point de vue matériel, je n'en peux plus de vivre dans un appartement où même le plastique entourant les fenêtres n'empêche pas le froid de s'infiltrer et où je n'ai à peu près pas d'eau chaude. Le prix du loyer augmente sans arrêt, contrairement à mon salaire. Je me sens pris au piège, littéralement. Je ne suis probablement pas le seul pour qui la pandémie a accentué ce sentiment d'être prisonnier. Isolé à cause du télétravail, la charge de travail a vraiment augmenté. Et comme l'organisme vient en aide à des gens qui souffrent, qui sont encore plus précaires que moi, je me sens mal de poser des limites. Pourtant, je sais être privilégié : je me loge, je mange à ma faim et je peux même m’accorder quelques loisirs. Malgré cela, ne n’arrive pas à me défaire de l’amertume qui m’envahit quotidiennement.
Changer radicalement de carrière pourrait être une solution, mais à quoi bon aller chercher un salaire semblable, ou à peine plus élevé, pour finalement m’éloigner de mes valeurs? Comment faire pour me sortir de cette espèce de tourbillon, que la pandémie a accentué?
Trentenaire-englué-et-amer (TEEA)
Cher TEEA,
Tu te dis amer, TEEA, et moi, à te lire, je suis en colère. Enragée, même. Dernièrement, sur les réseaux sociaux, on a semoncé le « gouvernement de banlieue » de Legault, après cette série de publications où on voit les ministres un à un dans leur résidence somptueuse, primaire ou secondaire, se changer les idées de la pandémie. Même dans les dénonciations les plus touchantes, même dans celles qui me sont venues droit au cœur, trop souvent, il s’est glissé au travers de la critique cette nuance sous astérisque : « mais, c’est correct, là, qu’il y ait des gens riches, c’est pas ça que je critique, les gens ont le droit d’avoir ces grosses cabanes et ces pianos à queue ».
Bien sûr, c’est une réalité sociale, il y a des personnes riches. On vit dans une société profondément inégalitaire, même si au Québec, on est probablement mieux qu’ailleurs. Contrairement à certains, je ne pense pas que clouer les riches au pilori uniquement en raison de leurs privilèges soit particulièrement utile ou même souhaitable. Toutefois, je ne souscris pas à cette idée qu’il n’y a pas de différence morale entre un riche et un pauvre. De mon humble expérience, règle générale (et je reconnais qu’il y a des exceptions), on ne devient pas – ou on ne reste pas – riche uniquement par accident. On choisit un certain type de commerce, de profession, d’investissements, de dépenses. On a plus ou moins de talent ou de succès, certes, mais c’est assez rare qu’on se retrouve soudainement dans un confort matériel complet si, quelque part, on ne choisit pas la quête d’accumulation de richesses comme but.
Honnêtement TEEA, ça m’a toujours rendue mal à l’aise, que l’on doive répéter qu’il n’y a rien de mal à être riche, comme si tous les choix de vie s’équivalaient, comme si la fortune des uns et la misère des autres n’étaient qu’un pur hasard ou pire, gage de leur mérite. Comme si l’infirmière sous-payée, écrasée sous son temps supplémentaire obligatoire, ou l’enseignement qui arrive à peine à payer le loyer et nourrir ses enfants, avaient simplement fait le « choix », par préférence personnelle, de ne pas poursuivre une carrière plus lucrative ou avec de meilleures conditions de travail. Choisir entre des carrières lucratives et celles qui nécessitent de consacrer ses efforts au soin de la société (lorsqu’il y a même la possibilité d’en faire une décision!), souvent au prix d’une aisance financière, d’une paix d’esprit matérielle, ce n’est pas moralement neutre. Tu fais partie de ces personnes essentielles qui ont choisi de contribuer à la société et tu te retrouves face à des conditions de vie au seuil de l’acceptabilité.
Tu es amer, TEEA, parce que comme la très grande majorité des gens, tu t’es fait avoir. Ce n’est pas juste ton salaire qui stagne, ce sont tous les salaires sauf ceux des plus riches qui stagnent, pendant que le coût de la vie, lui, augmente en flèche. Sans compter que, même pour les chanceux qui ont encore un emploi, il y a eu des ajustements majeurs à faire. Ta surcharge de travail, dans l’isolement, elle résulte aussi de notre incapacité collective à réduire la cadence sans faire des dommages collatéraux. Je ne te dis pas ça pour minimiser ce que tu ressens, au contraire : les émotions que tu vis, le sentiment d’être devant un mur, de t’être fait berné par la vie, la douleur de l’isolement en pandémie, tout ça, c’est légitime. C’est une réaction normale à tes circonstances objectives. Oui, contrairement à d’autres, tu as réponse à tes besoins de base. Si on te répète que tu es chanceux, c’est que tu travailles dans un milieu où tes collègues et toi êtes en contact plus ou moins direct avec des moins chanceux. Ça te donne une mesure de gratitude, mais tu ne te sens plus capable de ressentir cette gratitude. Tu as le sentiment que ça ne suffit pas. Tout ça manque de sens. Tu n’as plus d’espace pour rêver.
La lueur d’espoir, c’est que lorsque l’on comprend que notre souffrance individuelle naît d’une dysfonction sociale, on n’est plus vraiment seuls. Cette prise de conscience ne provoque généralement pas un soulagement immédiat. Le sens de cette non-solitude, personnellement, ça m’a pris des années à le comprendre. Parce que paradoxalement, ces souffrances collectives, ça isole. On a toujours l’impression que les autres ne nous comprennent pas tout à fait. On se referme. Quand le monde nous envoie des signaux nous disant qu’il n’y a pas de place pour nous, pour notre désir d’aimer, de prendre soin, de connecter, de nourrir, de créer, de rêver, on s’efface. On tente de se remodeler selon les attentes que l’on perçoit.
Personnellement, je suis spécialiste de ces ajustements : devenir la meilleure employée de bureau possible, mais me rendre au travail tous les matins en pleurant. On ajuste nos ambitions. On décide que peut-être finalement, la solution, c’est de prendre son mal en patience, trouver une job pas trop mal payée, essayer de mettre des sous de côté pour à un moment donné pouvoir se payer une cabane dans le bois et ne plus avoir à gérer des interactions humaines. On fait taire notre petite voix intérieure, celle qui veut mettre de la couleur partout, qui veut se faire surprendre, qui fomente la révolution.
Tout ça, TEEA, c’est mon laïus universel, pré ou post-pandémie. Cependant, il y a une couche circonstancielle de plus qui s’ajoute à ta situation actuelle. Le spectre derrière ton découragement, c’est le confinement qui se prolonge depuis des mois et des mois, dans l’hiver covidien, dans l’isolement, dans l’ajustement constant. Tout le monde est en mode survie. Comme dit un de mes amis : au mieux, ça juste « va ». Encore là, ce sont des conditions objectives qui créent ton sentiment d’impasse. Le quotidien du travail à la maison, sans possibilité de se changer les idées en voyant des proches ou en faisant d’autres activités que faire une marche, c’est un terreau des plus fertiles pour les ruminations existentielles les plus déprimantes.
Pour l’instant, la priorité, c’est de passer à travers cette période. Mes deux principaux conseils pratico-pratiques (il était temps qu’on y vienne, me diras-tu) sont les suivants. D’abord, n’hésite pas à mettre tes limites dans le cadre de ton travail. Je sais que c’est difficile, mais commence par t’exercer en limitant ton accès à tes courriels à certains moments de la journée. Puis, refuse des petites tâches, si tu sais que quelqu’un d’autre peut les faire ou qu’elles ne sont pas essentielles. Tu ne sauveras pas le monde entier et, pour pouvoir donner le meilleur de toi-même, tu as besoin de te préserver. Ensuite, laisse-toi vivre tes remises en questions, mais observe-les avec curiosité, interroge-les pour voir ce qu’elles te révèlent de tes désirs, sans pour autant agir immédiatement.
As-tu une envie d’études complémentaires? De création artistique? De projet de coopération sociale? D’un engagement politique, communautaire, syndical? Cherche des sources d’inspirations parmi tes connaissances. Contacte des gens que tu admires, même si tu trouves ça intimidant, pour qu’ils te parlent de leur parcours. Épluche les offres d’emplois, mais sans presse, juste pour te donner des idées, du matériel pour rêver à un avenir différent. Ne te compare pas; ton chemin est unique parce que tu es une personne unique. Une carrière, ça ne se bâtit pas nécessairement en ligne droite. Des fois, il faut prendre des détours.
Rappelle-toi surtout que tu ne seras pas toujours derrière un ordinateur dans ton appartement mal isolé. Au minimum, l’été va finir par arriver et la pandémie va finir par finir. Permets-toi de rêver à la chaleur d’un été luxurieux, aux plaisirs des rencontres, aux cœurs qui s’ouvrent, aux brises qui caressent. Mais surtout, combats ton amertume en te laissant ressentir ta colère. Le danger, c’est d’individualiser ta souffrance et de retourner ta colère contre toi-même, la laisser devenir un mélange d’amertume et de d’autoflagellation. Retourne-la vers les vrais coupables – la pandémie, le système capitaliste, les structures d’injustices. Laisse ta colère devenir un moteur de vie. Cherche ce qui en toi veut vivre, ce qui veut s’exprimer, au-delà des conventions sociales, au-delà des attentes, et nourris-le. Ça ne changera pas tes conditions matérielles actuelles, mais ça te donnera peut-être les outils pour être capable de résonner à nouveau avec ce qu’il reste de beau dans la société.
Laurie