Racisme systémique

« I can’t breathe »: étouffer sous le racisme courtois des écoles d’enseignement supérieur au Canada

Photo: PxHere

Pour certains de mes collègues, les manifestations des derniers mois ont été leur premier contact avec le mouvement des droits civiques. Pour moi, une femme d’origine caribéeene, ces idées ne sont pas nouvelles. Que ce soit à titre de témoin ou de victime, les discriminations et les stéréotypes racistes ou les catégorisations sociales, j’en ai vu. J’ai commencé mon doctorat en sociologie afin de mieux comprendre pourquoi tant de personnes dans ma vie m’ont altérisée, m’ont catégorisée, parfois à tort, ou ne m’ont pas considérée comme une « vraie » Canadienne, me forçant chaque fois à détailler mes origines.

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En septembre 2019, alors que je commençais mon parcours au doctorat, j’étais prête à exceller dans les séminaires et enthousiaste à l’idée de me consacrer à mes sujets de recherche de prédilection. Toutefois, à mesure que j’avançais dans le trimestre, je me suis rendue compte que le climat des cycles supérieurs n’était pas propice aux apprentissages que je souhaitais faire.

J’ai d’abord observé un écart considérable entre le corps étudiant et le corps professoral. Quelques autres étudiant.e.s Noir.e.s et moi recevions l’enseignement d’un corps professoral majoritairement blanc. Si la communauté étudiante Noire au premier cycle est assez grande, on voit son nombre diminuer significativement à mesure qu’on monte les échelons de l’université. J’étais, de nouveau, seule dans mes réflexions, seule dans mon parcours universitaire et seule dans mes perspectives de recherche.

Motivée par le désir de ne plus me sentir seule, j’ai sondé 76 étudiantes et étudiants racisés et, en collaboration avec d’autres étudiant.e.s Noir.e.s, Autochtones et racisé.e.s, nous avons organisé une série de panels s’adressant à nos pairs Noir.e.s, Autochtones et racisé.e.s. Je voulais offrir un espace de discussion sécuritaire et accueillant pour les membres de la communauté étudiante racisée qui souhaitaient s’exprimer et parler de leur expérience à l’université.

J’ai vite compris que je n’étais pas seule. Pour bon nombre d’étudiant.e.s racisé.e.s, une chose est claire : dénoncer le racisme qu’iels vivent n’est pas du tout encouragé.

L’institution nous répond que la situation n’est pas si grave, qu’il vaut mieux éviter les conflits, que nous exagérons la réalité. Sans témoins, on ne nous croit pas, et lorsque nous nous fâchons, on nous reproche d’être offusqués.

Je ne suis pas la seule à me sentir étouffée, à suffoquer sous la suprématie blanche qui se manifeste dans les remarques condescendantes ou sarcastiques qui se glissent dans les discussions sur le racisme anti-Noir.e.s au Canada. Notre sondage montre que 47 % des répondant.e.s ont vécu du racisme au cours de leurs études supérieures, et 65 % confient ne pas être certain.e.es que leur université dispose de mécanismes formels de dénonciation dans les cas de racisme. Lorsque questionnés à savoir s’iels avaient déjà dénoncé un cas de racisme, 97 % des répondant.e.s ont dit non, parce que dénoncer le racisme « entraîne des ennuis » ou est « inutile ».

Ces résultats troublants montrent qu’il est temps d’agir. C’est pour cette raison que j’ai décidé de créer un comité étudiant à la Faculté des sciences sociales chargé de se pencher sur les enjeux liés au racisme. J’ai aussi fait appel à mon département pour qu’il s’attaque au racisme en classe et sur le campus, ce qui m’a emmenée à rédiger une déclaration d’inclusivité destinée aux plans de cours de la faculté.

Le plus frustrant dans tout ce travail, c’est le « racisme courtois » typiquement canadien. C’est vrai que le Canada a la réputation d’être à l’avant-garde des lois libérales en matière d’immigration et de la promotion du multiculturalisme, mais on ne parle pas assez du racisme institutionnel et du caractère courtois qu’il prend au Canada.

Si le racisme canadien n’est pas aussi cru que celui de nos voisins du Sud, il prend plus souvent la forme de manipulation psychologique ou de gaslighting. En pratique, cela signifie que les expériences des personnes racisées sont niées, ignorées et dévalorisées, le tout avec le sourire. Cela se produit tout le long de notre parcours dans le système scolaire public. Robyn Maynard, autrice du livre NoirEs sous surveillance : Esclavage, répression et violence au Canada, établit des liens frappants entre le racisme institutionnalisé dans les pratiques de surveillance au Canada et le traitement des élèves Noir.e.s par le système scolaire, qui sont traité.e.s comme des criminels en devenir plutôt que comme des enfants dont on doit prendre soin (p. 230).

J’ai été tout particulièrement déçue par l’incapacité de mes collègues sociologues à utiliser les outils créés par notre discipline afin de décoder le racisme et de réfléchir aux enjeux qui existent sur notre campus de la même manière qu’iels le feraient pour réfléchir sur des enjeux plus éloignés de nous. En m’inscrivant au doctorat en sociologie, je souhaitais me plonger dans la littérature scientifique dans le but de contribuer à améliorer la société. Il va sans dire que cela est difficile dans un environnement pauvre en réflexivité sociologique et en inclusivité, marqué par la violence scolaire (ou curriculum violence en anglais), la suprématie blanche et les épistémés anti-négritude. Les inégalités sociales constituent le statu quo et sont inscrites dans l’ADN des établissements d’enseignement supérieur. Comment combattre des inégalités qui sont inscrites si profondément dans nos imaginaires ?

C’est seulement par des efforts concertés pour recruter et conserver des professeur.e.s Noir.e.s et racisé.e.s que nous arriverons à garantir le succès des étudiant.e.s Noir.e.s et racisé.e.s dans leurs études postsecondaires. Il faut décoloniser l’enseignement des théories et des méthodes de recherche en sciences sociales, offrir des formations de sensibilisation et développer des protocoles permettant de reconnaître le racisme. Pour que ces initiatives portent leurs fruits, elles doivent être menées par des personnes directement concernées.

Ces enjeux ne concernent pas seulement mon département ou mon université : du racisme, il y en a partout au Canada. Comme en témoigne l’article de l’avocate Hadiya Roderique publié dans le Globe and Mail en 2017, pour être considérés d’égale compétence, les Canadien.ne.s Noir.e.s doivent être plus expérimenté.e.s que leurs collègues blanc.he.s. Selon Roderique, bien que les entreprises affirment vouloir diversifier leurs bassins de candidat.e.s, les chiffres ne reflètent en rien ces intentions.

Certaines théories sociologiques peuvent nous aider à comprendre comment ces dynamiques sont construites en partie dans la mémoire collective. Dans leur ouvrage intitulé Studies in the Scope and Method of "The American Soldier." (Continuities in Social Research), publié en 1950, les sociologues Robert Merton et Paul Lazersfeld ont conceptualisé l’homophilie comme la tendance à s’associer aux gens qui nous ressemblent (p. 22). Ainsi, consciemment ou non, dans tous les milieux, les gens gravitent davantage autour de personnes dont le niveau d’instruction, la classe sociale et le statut socioéconomique sont similaires au leur.

Alors, si les gens qui se ressemblent ont tendance à s’assembler, dans un contexte où le corps professoral est disproportionnellement blanc, est-ce que les étudiant.e.s racisé.e.s trouveront une direction qui leur convient ?

Si le racisme demeure dissimulé derrière la politesse typiquement canadienne et si les universités ne parviennent pas à traduire les résultats de leurs propres recherches en actions, comment pourrons-nous briser les dynamiques homophiles ?

En parlant ouvertement de leurs expériences, les étudiant.e.s Noir.e.s, autochtones et racisé.e.s contribuent à élargir un espace de collaboration dans la lutte contre le racisme dans leurs disciplines et leurs départements respectifs. Ceux et celles qui consacrent leurs énergies à la lutte antiraciste doivent continuer à écouter et à collaborer afin d’abattre les structures sociales de la blanchitude et de la suprématie blanche qui banalisent la souffrance des personnes racisées. En militant contre le racisme sans complaisance et avec pédagogie, nous contribuerons à renforcer les politiques antiracistes à l’université, dans la salle de classe et en recherche, ainsi qu’à montrer le besoin de changements systémiques. Je ne veux plus être l’objet du racisme : je veux devenir un pont qui relie deux réalités et deux mondes sur la base d’une humanité commune.

Supposer que les étudiant.e.s Noir.e.s ont le pouvoir de changer un système entier est naïf et enlève la responsabilité aux administrateurs universitaires, qui sont dans une position privilégiée, de réellement faire le changement pour créer un environnement d'apprentissage inclusif. Diviser et blâmer les étudiant.e.s Noir.e.s ne fera que favoriser le racisme typiquement canadien : institutionnel et courtois. Finalement, dénoncer le racisme anti-Noir.e.s est une lutte pour la dignité des communautés et des personnes Noir.e.s. Les étudiant.e.s Noir.e.s luttent dans les campus universitaires pour visibiliser leur réalité, et réclament à ce que l’argument de la liberté académique ne soit pas instrumentalisé pour leur déshumanisation. La liberté académique ne peut pas se faire sur le dos des étudiant.e.s Noir.e.s et ne devraient pas toucher leur dignité.

Karine Coen-Sanchez, étudiante au doctorat en sociologie à l’Université d’Ottawa.

L’autrice souhaite remercier Mona El-Mowafi et Phyllis L. F. Rippey pour leurs précieux commentaires.

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