La chroniqueuse Laurence Ricard répond aux dilemmes existentiels des lecteurs et lectrices de Ricochet. Vous avez une question pour Laurie? Écrivez-lui à cette adresse : laurie@ricochet.media
Chère Laurie,
J’ai un problème si peu original que ça me semble absurde de prendre le temps de l’écrire. J’ai lu tous les articles de psycho-pop nulle sur la question, mais je ne trouve pas de moyens qui fonctionnent réellement pour me gérer. Je suis accroc aux réseaux sociaux. Je passe des heures par jour sur Facebook, Instagram et Twitter (heureusement je suis trop vieux pour avoir été aspiré par TikTok). Je me surprends à réaliser que je viens de perdre une heure à chercher les profils d’une connaissance du secondaire qui semble avoir une vie parfaite, avant de tomber sur les profils de gens qui semblent avoir des vies encore plus parfaites. Les pires, c’est ceux qui n’ont même pas l’air d’utiliser leur profil pour se vanter, qui sont juste là, à célébrer leurs joies ou partager de manière parfaitement calibrée leurs peines. À chaque fois, je finis par fermer ma page ou mon application en me sentant nul et inutile.
Tu vas me dire c’est simple, vas-y juste moins, ou ferme tes comptes si tu y arrives pas. D’abord, fermer mes comptes c’est pas une option, j’en ai besoin pour le travail. Et j’ai beau essayer les applications qui mettent un temps limite, je finis toujours par les contourner, c’est plus fort que moi. Je suis un homme compétent et autonome. Je sais bien que les algorithmes sont faits pour dicter mes comportements, mais il me semble que je devrais être capable de contrer ça. Comment ça se fait que je n’arrive pas à me contrôler?
Nul et Inutile
Cher NEI,
En voulant chercher de l’inspiration pour te répondre, je me suis mise à faire défiler mon fil Facebook et, même si je suis pourtant devenue pas mal bonne pour limiter mon temps sur les réseaux sociaux depuis quelques semaines, le temps de cligner les yeux, quarante minutes de ma précieuse vie étaient perdues. Résultat : je n’ai jamais autant eu envie de m’acheter des leggings pastel, j’ai l’impression de n’avoir rien accompli de ma vie parce que je n’ai pas de photo de profil prise par un photographe professionnel me montrant en train de m’exprimer de façon éloquente devant un micro, je me sens coupable de ne pas avoir l’argent pour être propriétaire d’un condo, je me re-questionne à nouveau à savoir si je veux des enfants un jour et je tremble de frustration devant les titres d’actualités du jour, qui traduisent encore et toujours nos limitations collectives d’humains-pas-capables- vraiment-de-vivre-ensemble. Je suis épuisée et dispersée. Mon corps-cerveau-éponge ne peut supporter cette multiplicité de fenêtres sur la vie d’autres êtres humains, sur lesquels nous sont renvoyés des milliers de reflets de soi, fragmentés et déformés.
Je pourrais te faire un hiatus sur le vampirisme des grands malfaisants du monde infâme de la tech, NEI, mais je ne pense pas que ça te serait tellement utile. Tu le sais, derrière tout ça il y a des algorithmes qui, à défaut de s’abreuver de ton sang, se nourrissent de tes impulsions, tes envies, ton besoin de connecter, d’appartenance. Et le problème du capitalisme, c’est qu’on ne fait jamais rien d’abord pour l’avancement de la civilisation (même si on tente très fort de s’en convaincre), on fait tout pour le profit. Faire du profit, c’est toujours soutirer quelque chose de l’autre pour le mettre dans sa poche.
Dans les phases un peu creuses de mon existence, j’ai réalisé que j’avais plusieurs dépendances. Légères, rien de très dangereux, mais consumantes et drainantes. Des habitudes sur lesquelles je n’avais plus trop le contrôle, qui me donnaient d’abord un élan de satisfaction (un peu d’ivresse, de la nicotine, quelques likes, des moments de séduction), pour ensuite me laisser vidée, siphonnée, exsangue. C’est le propre de la dépendance. On tente de remplir nos creux par des moyens qui nous déconnectent d’une réalité qui nous semble trop peu accueillante. On déverse nos énergies dans des gestes et des consommations qui nous donnent, pour un instant, soit du repos, soit un thrill, un sentiment d’apaisement ou d’exaltation. Au final, on se dépense soi-même et on se retrouve un peu plus bas, un peu plus plat. Il va falloir qu’un jour, collectivement, on se donne les moyens d’utiliser ces technologies de façon plus humanisante.
Je peux bien tenter de te donner mes trucs pratico-pratiques pour gérer mon rapport quotidien aux médias sociaux (me déconnecter de mes comptes, ne laisser les applis que sur un appareil que je ne consulte pas durant la journée), mais tu peux les trouver sur quelques milliers d’autres pages web. J’ai l’impression que si tu m’as écrit, c’est que tu ne veux pas juste des outils, tu veux comprendre. Ça me semble effectivement la seule avenue pour une approche durable : je pense qu’on ne parvient à se servir de ces outils-là que lorsqu’on comprend ce qui nous pousse, au départ, à des comportements compulsifs. Quelque chose me dit que pour avoir cette compulsion, tu as une insatisfaction chronique, consciente ou non, par rapport à ta vie.
Malgré notre amour collectif des histoires de self-made man et d’accomplissements de rêves envers et contre tous, la vie en société tend à nous formater, nous dresser, nous aliéner. On poursuit des buts sans les questionner (popularité, argent, propriété, famille ou encore une factice « liberté » sans contenu) et au final, on se surprend à se sentir insatisfait, malgré les boîtes que l’on a réussi à cocher. Ou pire encore, la pression de poursuivre ces buts nous étouffent, et on devient bloqués, incapables de suivre le cours de la compétition perpétuelle, mais prisonniers de notre sentiment d’inertie et d’inaccomplissement. On ne sait plus écouter ses désirs. Notre voix intérieure se perd dans la résonance assourdissante des échos sociaux et sociétaux.
On nous fait croire que, non seulement on doit suivre ces routes toutes tracées pour atteindre cet inénarrable succès, mais que l’on est en plus en droit de s’attendre à quelque chose comme un aboutissement, une consécration. Que ce soit dans les réussites au travail, les voyages accumulés, la parentalité épanouie, des marathons courus, on vit dans le fantasme que certaines étapes de vie auront une puissance transformatrice, qu’ils nous rendront enfin accomplis. Les réseaux sociaux nous donnent le sentiment que les autres ont quelque chose qui aurait plus de valeur que notre propre vie. L’humour caustique et toujours pertinent d’une connaissance dans des statuts assassins. Le chalet et le chien de l’autre. La photo de famille souriante du cousin. Surtout, ils nous donnent l’impression qu’ils reçoivent ce que l’on recherche au fond le plus : de la reconnaissance.
Ça part du constat libérateur qu’il n’y a pas d’échelle objective de la vie réussie, qu’un état comme le bonheur n’est toujours que transitoire, que tout ce qu’on a, c’est la possibilité d’accomplir un parcours (pour les plus malchanceux, tout simplement, d’y survivre) et de lui créer un sens.
Pour ma part, ce n’est que quand j’ai pu renoncer complètement à certains fantasmes sur ce que ma vie pouvait être et que j’ai plongé tête première dans les désirs qui m’apparaissaient les plus pressants que j’ai été capable d’un minimum de recul par rapport à mes dépendances, notamment celle des réseaux sociaux. J’y vais encore et j’en souffre encore à l’occasion, mais je sens mieux mes limites et surtout, je comble les vides autrement : par des choix de lectures plus délibérés, par d’autres activités. Ça m’a pris des années à arriver là et je ne suis pas certaine qu’à la prochaine épreuve, je ne devrai pas refaire le travail pour retrouver la voie de l’équilibre. Il y a mille chemins vers l’apaisement, mais je suis convaincue qu’ils ont tous en commun le fait de trouver d’autres formes de reconnaissance et de connexion avec le monde qui nous entoure.
Laurie