La vraie #CancelCulture, tome 2

« Je dirai ici en général ce que je me propose ensuite de détailler : beaucoup de nos journaux ont repris des formules qu’on croyait périmées et n’ont pas craint les excès de la rhétorique ou les appels à cette sensibilité de midinette qui faisait, avant la guerre et après, le plus clair de nos journaux. » – Albert Camus, « Critique de la nouvelle presse »

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Cette phrase, je l’ai relevée dans un éditorial que le grand écrivain français avait publié le 31 août 1944 dans Combat, le journal de la Résistance, clandestin durant l’Occupation nazie. J’ai ce réflexe de retourner souvent au recueil de ses textes (paru chez Gallimard sous le titre À Combat en 2002) pour m’inspirer – difficile, depuis qu’elle est généralement devenue piédestal de la médiocrité et de la mauvaise foi au profit de la quête aux clics, de se rappeler que la chronique journalistique relève davantage de l’art et de la proposition intellectuelle que des vulgaires épanchements verbeux plus ou moins bien écrits auxquels on nous habitue dans les médias de masse.

Et c’est aussi au moment où l’actuelle conversation sur la « culture du bannissement » tombe dans la mièvrerie la plus affligeante que je suis tombé sur ce texte qui me rappelle non seulement que le déséquilibre réel de ce pouvoir de honnir de l’agora ce qui nous déplaît ne penche pas du côté qu’on croit.

Cette fois, c’est grâce à la poésie et à la grandeur cérébrale de la plume de Nathalie Elgrably-Lévy que j’ai pu encore voir la lumière et vous parler une fois de plus de la #CancelCulture. Merci, Nathalie! Heureux de voir que depuis vous avez agi en relais d’information de Tsahal, les cris de mort du peuple palestinien ne vous auront pas trop empêché de penser!

L’affaire Donzinger

Parlons-en donc encore, de la vraie #CancelCulture, celle avec laquelle les Elgrably-Lévy et Bock-Côté de ce monde n’ont pas trop de problèmes de conscience, préférant pilonner les quelques menues voix qui importunent leurs wet dreams d’un Québec revenant sous le joug autoritaire des curés ou d’autocrates à la gouvernance dure.

Le 15 mars dernier, le média étatsunien Democracy Now! (qui célèbre ses 25 ans ces jours-ci) recevait Steven Donzinger, un avocat actuellement sous arrêt à domicile chez lui à New York. Son « crime »? Avoir gagné en 2011 une cause en recours collectif au nom de 30 000 fermiers équatoriens qui poursuivaient la pétrolière Chevron et qui ont obtenu gain de cause et un dédommagement de 18 milliards de dollars pour la destruction de leurs terres aux mains de la compagnie.

Le hic, c’est que le jugement a été obtenu en Équateur, jugement à la suite duquel Chevron a retiré ses actifs du pays afin d’éviter d’avoir à payer.

La routine, direz-vous, et vous aurez raison – quoi de plus normal qu’une multinationale de l’énergie qui cherche à s’évader de ses responsabilités avec la complicité du système financier?

C’est la suite qui donne froid dans le dos. Dans les années qui ont suivi, Chevron a cherché à se venger de Donziger avec tous les moyens qu’elle possède. Poursuite criminelle sous de fausses accusations de complot pour extorsion, expulsion du Barreau et condamnation en 2018 pour outrage au tribunal, pour laquelle il purge depuis 600 jours une peine d’emprisonnement à domicile, alors qu’il aurait dû en être libéré après six mois.

Le tout sous la présidence du juge Lewis Kaplan, qui avait mandaté une firme privée pour mener la poursuite quand la totalité de ses procureurs ont refusé de prendre le dossier – Ah, oui, au pays-phare de la liberté et de la justice, c’est possible de sous-traiter l’accusation pour les procès criminels. Autre détail non-négligeable : tant Kaplan que la firme Seward & Kissel ont des liens étroits avec l’industrie de l’énergie, dont Chevron.

Un conflit d’intérêts apparemment moins important que le privilège avocat-client de Donziger, qui avait refusé de remettre ses appareils électroniques pour protéger ses clients de ce qui serait devenu, dans les mains de Chevron, une véritable kill list.

Tel est le prix à payer pour obtenir justice et se dresser contre le pouvoir réel. Ici au Québec, en 2018, le village de Ristigouche en Gaspésie a échappé de peu à la mise en faillite par une autre baronnie de l’énergie, Gastem, qui voulait faire payer à la communauté une décision démocratique de refuser à la compagnie d’exercer son « droit » d’exploration sur son territoire. La police déploie des escouades pour contrer les activités des groupes de défense et des dissident.e.s politiques. Vous vous rappelez l’escouade « GAMMA » (Guet des activités et des mouvements marginaux et anarchistes)?

La liberté de contestation politique par des groupes sans trop de moyens, du moins largement inférieurs à ceux de l’État et de son bras armé qui ont choisi de les écraser.

Les exactions commises par les chiens de garde du pouvoir à Victoriaville en 2012, en pleine grève étudiantes, avec un premier ministre qui trouva judicieux d’ironiser qu’on devrait enrôler les militant.e.s comme cheap labour pour son saccage organisé des ress... – son Plan Nord, pardon.

La persécution des nations autochtones qui ne sont coupables que de protéger NOTRE habitat par des criminels à cravate qui n’ont pas encore compris qu’on ne peut changer l’argent en oxygène et en eau potable.

Et le massacre de millions de civils innocents un peu partout dans le monde par des munitions et des armes made in l’empire, n’est-ce pas là la forme la plus barbare et la plus accomplie de la #CancelCulture? Gaza n’est-elle pas en situation d’extermination à petit feu, comme les forêts de l’Amazonie et du Congo?

Mais, Nathalie et Mathieu préfèrent encore s’indigner sur toutes leurs trop nombreuses tribunes qu’on « cherche à les canceller », sans saisir l’ironie qu’ils jouissent de la bienveillante protection du plus puissant des patrons de presse au Québec.

Et les grands médias entrent dans la danse, couvrent ces inepties avec une indignation cachée, pendant qu’il se gardent bien de prendre parti pour les damné.e.s de la terre et des Steven Donziger de ce monde au nom de leur « neutralité ». N’est-ce pas là une forme insidieuse de #CancelCulture?

Camus avait raison – même la guerre n’aura pas eu raison de la médiocrité de la presse française. Ici, en cette époque, des menaces civilisationnelles comme la catastrophe climatique, le saccage des ressources et la menace fantôme d’un nouveau conflit mondial n’arrivent pas à éliminer notre propension à nous réfugier dans la superficialité. Le racisme systémique peine à être reconnu par les pouvoirs en place, sauf si ça s’aligne avec leurs intérêts, souvent opposés à ceux des communautés touchées.

Si on devait canceller une seule chose, c’est bien la fraude intellectuelle.

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