« L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira- t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. » (Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes », Les Temps modernes, Paris, 1er octobre 1945)
La liberté académique en préoccupe plusieurs ces temps-ci à cause des wokes et de la cancel culture (ou culture de l’annulation). D’autres s’en préoccupent à cause de l’influence grandissante du secteur privé sur la recherche à l’université. Je m’y intéresse personnellement parce que le concept met en cause la définition et le statut de l’intellectuel au sein de l’institution universitaire.
Je dirai en partant qu’à mes yeux, la liberté académique n’est pas l’apanage des professeur-e-s (ci-après nommé-e-s profs), car elle appartient tout autant aux chargé-e-s de cours et aux étudiant-e-s. Ainsi, dans l’éventualité ou l’État voudrait légiférer sur la liberté académique, il ne faudrait pas que cela mette fin aux débats survenus ces derniers mois concernant l’emploi de certains mots en classe. Au contraire, si on a à cœur la liberté académique de tous les universitaires, la législation doit permettre au débat de se poursuivre. La salle de cours n’est pas un safe space pour les étudiant-e-s, mais elle n’est pas non plus un safe space pour les profs.
Je laisse donc de côté, pour les fins de la discussion, la question des wokes de même que celle concernant les rapports entre l’institution universitaire et le secteur privé, pour me concentrer sur la définition et le rôle de l’intellectuel dans l’institution universitaire. Cet enjeu apparaît en pleine lumière lorsqu’il est question de déterminer si la critique des gestionnaires de l’institution universitaire fait partie ou non de la liberté académique. Après tout, on pourrait penser que l’université ne doit pas non plus être un safe space pour les gestionnaires de l’établissement.
Un bref rappel historique
Rappelons que le 25 octobre 2011, les recteurs des universités canadiennes définissaient la liberté académique (que l’on nomme liberté universitaire quand elle s’applique à l’université) comme impliquant seulement la liberté d’exercer la mission d’enseignement et de recherche :
La liberté universitaire consiste en la liberté d’enseigner et de s’adonner à la recherche au sein du milieu universitaire. La liberté universitaire est indissociable du mandat des universités en matière de recherche de la vérité, de formation des étudiants, de diffusion du savoir et de compréhension de la nature des choses. Sur le plan de l’enseignement, la liberté universitaire est fondamentale pour la protection du droit des professeurs d’enseigner, et de celui des étudiants d’apprendre. Sur les plans de la recherche et des activités savantes, elle est essentielle à la progression du savoir. La liberté universitaire comprend le droit de communiquer librement le savoir ainsi que les résultats de la recherche et des activités savantes. Contrairement au concept plus vaste de liberté d’expression, la liberté universitaire doit reposer sur l’intégrité des établissements, sur des normes rigoureuses en matière de recherche et sur l’autonomie des établissements, qui permettent aux universités de fixer elles-mêmes leurs priorités en matière de recherche et d’enseignement.
L'Association canadienne des profs d'université (ACPPU) réagit aussitôt dans une lettre ouverte parue le 4 novembre 2011, en soulignant que les profs avaient également le droit d’intervenir de façon critique au sujet des politiques adoptées par les directions universitaires et collégiales :
Par ailleurs, la liberté universitaire comporte le droit de critiquer l’établissement où la personne travaille, mais la Déclaration n’en souffle pas mot. Cette lacune n’est peut-être pas surprenante de la part d’un organisme représentant les cadres de direction des universités canadiennes, mais elle n’en demeure pas moins inquiétante. L’ACPPU a déjà affirmé que la liberté académique englobait « [...] la liberté d'exprimer librement ses opinions au sujet de l'établissement d'enseignement, de son administration ou du système au sein duquel une personne travaille [...].
Pour justifier cette prise de position, les auteurs de la lettre se rapportèrent à l'avis de l'UNESCO de 1997. L'article 26 de cet avis fait tout d’abord référence à la liberté d'expression des universitaires :
26 Comme tous les autres groupes et individus, le personnel enseignant de l’enseignement supérieur devrait jouir des droits civils, politiques, sociaux et culturels internationalement reconnus applicables à tous les citoyens. En conséquence, tout enseignant de l’enseignement supérieur a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion, d’expression, de réunion et d’association, ainsi qu’à la liberté et à la sécurité de sa personne, et à la liberté de circulation. Les enseignants devraient pouvoir exercer sans obstacle ni entrave les droits civils qui sont les leurs en tant que citoyens, y compris celui de contribuer au changement social par la libre expression de leur opinion sur les politiques de l’État et les orientations concernant l’enseignement supérieur. Ils ne devraient subir aucune sanction du seul fait de l’exercice de ces droits.
L'article 27 fait ensuite référence à leur liberté académique. Or, cette dernière implique explicitement la liberté de critiquer la direction universitaire et ce, sans préciser le fait que la critique doive être en lien avec le domaine d'expertise du prof. :
27 Il convient de favoriser, tant au niveau international qu'au niveau national, l'application des normes internationales susmentionnées au bénéfice de l'enseignement supérieur. A cette fin, le principe des libertés académiques devrait être scrupuleusement respecté. L'exercice des libertés académiques doit être garanti aux enseignants de l'enseignement supérieur, ce qui englobe la liberté d'enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d'effectuer des recherches et d'en diffuser et publier les résultats, le droit d'exprimer librement leur opinion sur l'établissement ou le système au sein duquel ils travaillent, le droit de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et celui de participer librement aux activités d'organisations professionnelles ou d'organisations académiques représentatives. Tous les enseignants de l'enseignement supérieur devraient pouvoir exercer leurs fonctions sans subir de discrimination d'aucune sorte ni avoir à craindre de mesures restrictives ou répressives de la part de l'État ou de toute autre source. Les enseignants du supérieur ne pourront effectivement se prévaloir de ce principe que si le milieu dans lequel ils évoluent s'y prête. Cette condition ne peut elle-même être satisfaite que dans un climat démocratique ; c'est pourquoi il incombe à tous de contribuer à l'établissement d'une société démocratique.
Autrement dit, l’article 27 reconnaît aux profs une fonction semblable à celle de l'intellectuel entendu au sens de Sartre, à savoir celle de « se mêler de ce qui ne nous regarde pas ». Peu importe son domaine d'expertise, un universitaire pourrait exercer s'il le veut un droit de critiquer la société, mais aussi la direction de l’université, en tant qu'intellectuel, un peu comme le ferait un chroniqueur ou un éditorialiste. Sans faire partie de sa description de tâches, il pourrait se prévaloir de ce droit et pourrait choisir de l'exercer à l'intérieur ou à l'extérieur de l'université. Et s’il choisit de le faire, on pourrait admettre que cela est une partie intégrante de sa vocation d’universitaire.
Dans le mémoire préparé pour la Commission dirigée par Alexandre Cloutier, la Fédération québécoise des professeurs et professeures d’Université (FQPPU) a fait valoir les mêmes idées.
Un refus de comprendre ou d’accepter?
L’article 27 de l’UNESCO ne semble toujours pas être bien compris de la part de certains gestionnaires universitaires. Un exemple récent nous en est donné dans le journal La Presse, sous la plume de Robert Beauregard, vice-recteur exécutif de l'Université Laval. Ce dernier entend répondre à l'excellent texte de Patrick Provost publié la veille dans le même journal. Le prof exprimait une certaine inquiétude concernant la dérive entrepreneuriale de l'institution et les dangers que les partenariats avec les entreprises pouvaient représenter pour le corps professoral.
La réponse du vice-recteur est préoccupante justement à cause de la conception qu’il semble se faire de la liberté académique. Il écrit tout d’abord :
Le cœur et la raison d’être de l’Université Laval reposent sur cette liberté académique, un concept cher, indispensable, et enchâssé dans nos conventions collectives.
En effet, la Convention collective du Syndicat des profs de Laval (SPUL) inclut au chapitre 1.4.02 une disposition précisant que la liberté universitaire implique notamment:
a) la liberté d’enseigner et de discuter; b) la liberté d’effectuer des activités de recherche et de création et d’en diffuser les résultats et la liberté d’exécuter et de diffuser des œuvres de création; c) le droit d’expression, comprenant la critique de la société, des institutions, des doctrines, dogmes et opinions, des lois, des politiques et des programmes publics et notamment des règlements et politiques universitaires, scientifiques ou gouvernementaux. Ce droit d’expression peut s’exercer à l’intérieur comme à l’extérieur de l’université;
L’alinéa (c) affirme la liberté qu’ont les profs de critiquer les « règlements et politiques universitaires ». Il est affirmé que les profs ont le droit de se livrer à la critique de la direction de l'université, au sens où la fonction critique peut faire partie intégrante de leur activité universitaire et ce, indépendamment de leur domaine d'expertise, car c’est un droit détenu par tous les profs. L’article 1.4.02 reprend au fond l’esprit de l’article 27 du document de l’UNESCO.
Comme nous allons le voir, voici l’interprétation que semble se faire le vice-recteur Beauregard de l’alinéa (c). En tant qu'universitaire, nous aurions le droit à la liberté d'expression octroyée à tous les citoyens et ce serait seulement en ce sens que les profs auraient le droit de critiquer les politiques de la direction, lorsque cette critique ne relève pas de leur domaine d’expertise. Vous pouvez toujours critiquer la direction sans que cela ne relève de votre domaine de recherche, mais si vous le faites, vous vous comportez alors comme un simple citoyen exerçant sa liberté d’expression.
Malheureusement, certains indices semblent confirmer que le vice-recteur Beauregard souscrit à cette façon de voir les choses. Il écrit :
En février 2021, le Conseil universitaire de l’Université Laval adoptait un Énoncé sur la protection et la valorisation de la liberté d’expression. En vertu de cet énoncé, le professeur Provost est tout à fait en droit d’exprimer son opinion sur l’évolution de l’université.
Ce ne serait donc pas en vertu de sa liberté académique que le professeur Provost aurait le droit d’exprimer un point de vue critique de la direction, mais bien en vertu de sa liberté d’expression citoyenne.
Quand on se réfère au document auquel le vice-recteur fait allusion, on remarque en effet que l’objectif de cet Énoncé « vise la protection et la valorisation de la liberté d’expression à l’Université Laval dans les limites imposées par le cadre législatif québécois et canadien.» Il s’agit donc bel et bien de la liberté d’expression au sens juridique de l’expression, et non de la liberté académique ou universitaire appartenant en propre aux universitaires. Les choses se précisent ensuite :
Alors que la liberté universitaire protège le droit d’enseigner, d’apprendre, d’étudier et de publier sans craindre l’orthodoxie ou la menace de représailles et la discrimination, la liberté d’expression épouse un concept plus large. L’UNESCO la présente comme suit : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
Mais comme on l’a vu, l’UNESCO présente aussi la liberté académique en y incluant la liberté de critiquer la direction sans préciser que l’intervention doit se faire sur la base de l’expertise du professeur.
Selon le vice-recteur, la critique de la direction de l’université relève de la liberté d’expression du professeur. Qu’en est-il de la liberté académique des profs? À ce propos, le vice-recteur précise :
La contribution des partenaires, privés ou publics, est encadrée de façon à protéger, en tout temps et en toutes circonstances, l’indépendance et la liberté académique du corps professoral et des équipes de recherche.
Ici, il est clair que la liberté académique renvoie au domaine d’expertise du prof et des équipes de recherche. Ceux-ci doivent être protégés contre une influence indue des partenaires de financement de leur recherche. Plus loin, Beauregard écrit :
Nos professeures et professeurs sont entièrement libres d’exercer leur mission d’enseignement et de recherche avec une liberté académique complète.
Ici encore, la liberté académique se résume à la mission d’enseignement et de recherche. Il répète plus loin la même idée :
Nous avons fait le choix, conscient et volontaire, de nous impliquer, comme université, sur le plan de la recherche partenariale pour permettre un meilleur arrimage avec les besoins réels de la société. Nous avons accompagné cette décision de politiques robustes et de balises claires afin de protéger l’intégrité de nos activités de recherche et d’enseignement.
Nous voilà donc revenus encore à la définition proposée par les recteurs en 2011. La liberté académique ne peut autoriser des prises de position que si elles sont en lien avec le domaine d’expertise du prof. Pour ce qui est des interventions critiques dépassant le domaine d’expertise, cela relève de la liberté d’expression au sens juridique et non d’un droit dont le prof pourrait vouloir se prévaloir en vertu de sa liberté académique. Certains pourront à la rigueur admettre que les profs peuvent critiquer la direction pourvu que leurs interventions soient liées à leur domaine d'expertise. De la même manière que vous pouvez critiquer Monsanto dans le cadre de votre liberté universitaire, parce que vous travaillez sur des questions qui sont étroitement liées au sujet, vous pouvez critiquer la direction de l’université, mais cela doit relever de votre domaine d’expertise. Vous pouvez, par exemple, formuler une critique portant sur le budget de l’université si vous enseignez la comptabilité; formuler une critique concernant la gestion de l’université si votre recherche porte sur l’administration publique; adresser une critique à la direction concernant le caractère patriarcal de certaines politiques si vous êtes une personne experte dans les études de genre; critiquer la conception de l’éducation de la direction si vous travaillez en philosophie ou en sciences de l’éducation, etc.
Cette version amendée ne fait quand même que reproduire la position défendue par les recteurs en 2011.
Une question de sémantique?
Tout cela relève-t-il seulement de la sémantique? Quelle différence existe-t-il entre le fait de restreindre les interventions critiques au domaine d’expertise du prof, et le fait de reconnaître au prof ce qui est au fond une « expertise » d’intellectuel? Ne fait-on pas qu’élargir le champ d’expertise du prof? Si la fonction d’intellectuel peut en quelque sorte faire partie de ses prérogatives de prof, cela ne revient-il pas à l’inclure dans son champ d’expertise et donc à reconnaître que le périmètre d’intervention des profs est bel et bien en fin de compte circonscrit par son champ d’expertise? Pas vraiment.
En plus d’élargir considérablement le domaine d’interventions possibles des profs, l’enjeu est de revaloriser aussi le rôle de l’intellectuel, qui est de pouvoir intervenir sur une foule d’enjeux qui dépassent son champ d’expertise. Et il s’agit de le revaloriser à l’université. L’intellectuel entendu au sens de Sartre n’a plus la cote de nos jours. Dans le contexte actuel, les interventions admises dans la société ou dans les médias sont ou bien celles des experts ou bien celles de personnes médiatiques, mais très rarement celles de l’intellectuel. Il faudrait alors peut-être redorer son blason.
Ensuite, si le prof n’a pas la possibilité d’être actif, engagé politiquement et critique autrement que comme simple citoyen au sein de l’institution, alors il prête flanc plus facilement à des poursuites en justice pour diffamation ou pour atteinte à la réputation, ainsi qu’à des poursuites bâillons, voire à des représailles sommaires venant de la direction elle-même. Si son champ d’intervention reconnu par l’institution est seulement fonction de son domaine de spécialisation, quelles sont les chances de voir la direction prendre fait et cause en faveur d’un intellectuel sartrien qui « se mêle de ce qui ne le regarde pas »?
Dans un tel contexte, s’il voit une injustice commise, le prof risque alors de préférer s’autocensurer. En réalité, plusieurs profs d’université pratiquent un tel « devoir de réserve », à l’instar de leurs collègues du niveau collégial qui eux sont soumis supposément à un « devoir de loyauté » à l’égard des dirigeants de leur établissement. Le devoir de réserve des universitaires est une loyauté de facto à l’égard de leurs « patrons ». Les profs qui auront intériorisé cette soumission au patron pourront même être enclin à rejeter, pour cause de militantisme, la candidature d’intellectuels de très grande envergure.
Pour toutes ces raisons, les directions universitaires devraient accueillir favorablement la présence d’intellectuels au sein de l’institution. Mais l’intellectuel n’est-il pas rien de plus qu’un citoyen profitant maximalement de son droit à la liberté d’expression? Pourquoi ne pas admettre que lorsqu’il outrepasse son expertise pour critiquer la direction, il ne fait qu’exercer ses droits de citoyens? Je répondrai tout d’abord en retournant la question : ne faudrait-il pas valoriser et reconnaître un statut distinct d’intellectuel à tout universitaire qui fait un usage maximal de sa liberté d’expression citoyenne? À cette question se greffe ensuite les questions corollaires suivantes : ne faut-il pas accepter que l’université soit un lieu de prédilection pour l’intellectuel compris de cette façon? N’est-ce pas important de le faire pour neutraliser les démagogues populistes qui occupent tout le champ de la liberté d’expression dans la société, un champ laissé vacant par l’absence des intellectuels universitaires? Et si les directions universitaires admettent que leur mandat inclut la promotion de la fonction d’intellectuel à l’université, cela ne revient-il pas à admettre que l’intellectuel qui outrepasse son champ d’expertise exerce quand même une liberté de type universitaire? Si tel était le cas, l’intellectuel au sens de Sartre ne ferait pas qu’exercer maximalement sa liberté d’expression citoyenne. Son travail serait reconnu par la direction comme faisant partie de sa liberté académique.
L’intellectuel universitaire est celui qui milite, qui s’engage, qui prend parti, qui a des partis-pris et qui s’inscrit dans des luttes. C’est celui qui combat pour des idées. Bien entendu, les universitaires ne doivent pas tous accomplir une mission intellectuelle de ce genre, mais ne faut-il pas accorder une place privilégiée dans l’université à de telles personnes? L’université n’est-elle pas un lieu de prédilection pour les intellectuels engagés, militants, partisans qui interviennent de manière critique en exploitant pleinement leur liberté de s’exprimer, de manifester et de mobiliser? L’activisme des universitaires (profs, chargé-e-s de cours et étudiant-e-s) n’est-il pas un signe de vitalité démocratique?
Conclusion
Dans un article du Monde diplomatique, Anne Mathieu écrit : « Avec la disparition de Sartre, une époque d’engagements et de refus des corsets de la bienséance a semblé se refermer. L’exhibitionnisme médiatique ou l’enfermement universitaire ont ensuite caractérisé deux pôles du monde intellectuel. Aussi éloignés l’un que l’autre du modèle sartrien.»
Entre le chroniqueur médiatisé et l’universitaire qui se contente d’intervenir sur des sujets relevant de son champ d’expertise, l’intellectuel sartrien cherche sa place. Peut-il être accueilli favorablement par les directions universitaires? L’UNESCO, l’ACPPU et la FQPPU nous ont indiqué la voie à suivre pour lui redonner un peu de crédibilité. Malheureusement, après dix ans de débats, les directions universitaires ne semblent toujours pas disposées à le reconnaître et à le respecter.
Je me contenterai donc de terminer ce plaidoyer avec l’hommage rendu à Sartre par Pierre Bourdieu :
les conditions conjoncturelles, mais aussi structurales, qui (…) ont rendu possible [l’intellectuel par excellence] sont aujourd’hui en voie de disparition : les pressions de la bureaucratie d’État et les séductions de la presse et du marché des biens culturels, qui se conjuguent pour réduire l’autonomie du champ intellectuel et de ses institutions propres de reproduction et de consécration, menacent ce qu’il y avait sans doute de plus rare et de plus précieux dans le modèle sartrien de l’intellectuel et de plus réellement antithétique aux dispositions “bourgeoises” : le refus des pouvoirs et des privilèges mondains (s’agirait-il du prix Nobel) et l’affirmation du pouvoir et du privilège proprement intellectuels de dire “non” à tous les pouvoirs temporels » (Pierre Bourdieu, « Sartre, l’invention de l’intellectuel total », Libération, Paris, 31 mars 1983).