Jadis, il était primordial que les élèves pussent calculer les racines carrées à la main. Non seulement on voulait que les jeunes sussent par cœur les carrés des nombres entiers, mais on souhaitait également qu’ils maîtrisassent le laborieux calcul de la racine carrée de n’importe quel nombre.
J’ai 45 ans. Je n’ai jamais appris ce calcul. Je me souviens qu’une de mes profs au secondaire nous l’avait montré, un peu comme une relique des temps anciens. Évidemment, quand les calculatrices se sont perfectionnées, il n’était plus nécessaire d’enseigner cette matière. Personne, pourtant, n’est monté aux barricades pour dire que le fait que les jeunes ne sachent plus calculer les racines carrées à la main était du nivellement par le bas. Ou un encouragement à la paresse. Pourtant, il s’agit bel et bien d’un savoir perdu. Il s’agit bel et bien d’une connaissance que les générations plus anciennes ont dû apprendre de peine et de misère, et que les plus jeunes ne sont plus obligées de maîtriser.
C’est la même chose avec le subjonctif imparfait. Je suis certaine que l’emploi que j’en ai fait dans mon premier paragraphe a attiré l’attention, voire en a fait sourciller plusieurs. La disparition du subjonctif imparfait dans la langue courante – sauf dans quelques expressions figées, comme « il eût fallu » – est le fruit de l’économie linguistique : le sens que seul le subjonctif imparfait était le seul à exprimer naguère a été attribué au subjonctif présent. De fait, la phrase « Jadis, il était primordial que les jeunes puissent calculer les racines carrées à la main » a le même sens que celle que j’ai écrite (avec pussent). En fait, j’ai dû travailler un peu pour l’écrire au subjonctif imparfait, car mon instinct voulait l’écrire au présent.
Plus personne, dans la population en général, ne sait atteler un cheval (sauf les gens qui pratiquent l’équitation, évidemment). Plus personne, dans la population en général, ne sait produire des vêtements à partir de fibres de lin cultivées dans son propre champ. On remarque que je dis « population en général ». C’est pour insister sur le fait qu’il est évident que certaines personnes savent encore faire ça. Mais ce n’est pas un prérequis sociétal. Je doute qu’il y ait encore beaucoup de parents qui font réchauffer les biberons dans un chaudron d’eau bouillante. Je doute que les purées pour bébés soient encore réchauffées sur la cuisinière (à bois).
La société est faite ainsi : certains savoirs (ou actions) disparaissent, et sont remplacés par d’autres. La plupart des gens aujourd’hui qui auraient dû savoir atteler un cheval savent conduire une automobile. Plusieurs personnes qui ignorent comment produire des vêtements à partir du lin qu’elles auraient elles-mêmes cultivé savent faire des tableaux Excel. Le four à micro-ondes a remplacé le poêle à bois dans bien des cas. On peut même y faire des gâteaux dans une tasse.
Évidemment, on peut être nostalgique devant le fait que plusieurs savoirs soient perdus. On peut assurément désirer les conserver quelque part. Mais ce n’est pas la population, les gens « ordinaires », qui le feront. La tâche de maintenir les savoirs ancestraux appartient à un petit groupe de personnes. C’est normal, et ça a toujours été ainsi.
Pourtant, dès qu’on essaie de simplifier quelque chose dans la langue, plusieurs crient au scandale. Plusieurs accusent les gens responsables des simplifications de niveler par le bas. Ces accusations valent aussi pour les gens qui, comme moi, démontrent que plusieurs simplifications sont effectives depuis longtemps, qu’on les met en place dans notre langue quotidienne sans s’en rendre compte, et que, donc, de continuer à leur accorder une grande importance sociale est anachronique. La vision qu’on a de la langue, l’importance sociale qu’on accorde à la maîtrise des règles, datent du début du XIXe siècle. À l’époque où on devait savoir atteler un cheval, mais où on ne savait pas comment convertir un doc en pdf.
C’est comme si on disait « je refuse que les gens plus jeunes que moi aient la vie plus facile ». Ou « les gens qui ne maîtrisent pas ce savoir sont inférieurs ». C’est donc soit de l’égoïsme, soit de l’élitisme.
J’ai une mauvaise nouvelle pour les personnes qui se scandalisent devant les changements de la langue : si ces changements sont plus efficaces et plus pratiques, s’ils permettent d’exprimer la même chose, avec moins de difficultés, ils auront lieu. On pourra même les colliger dans un tableau Excel, au besoin.