Préoccupée par ces enjeux, la spécialiste des mammifères marins Lyne Morissette s’est associée à l’organisme éducatif à but non lucratif ÉcoMaris, qui possède le voilier-école Roter Sand. Un projet de symposium nomade de recherche et de sensibilisation sur le fleuve Saint-Laurent et les baleines en est né. Ayant rassemblé autour d’elle une équipe d’experts des grands cétacés, d’artistes, de journalistes et de stagiaires du grand public pour un voyage de 10 jours en mer, la biologiste favorise « une approche reliant la recherche, la conservation et l’éducation comme étant le meilleur moyen de protéger les océans pour les générations futures ».

Conçu à des fins pédagogiques, mis à l’eau en Allemagne en 1999 et acquis par ÉcoMaris en 2012, le Roter Sand est un voilier à deux mâts et quatre voiles, d’une longueur totale de 26 mètres. Il peut accueillir à son bord jusqu’à 18 personnes pour des séjours prolongés en mer. Son équipage permanent de trois membres assure à la fois la maintenance, la formation à bord et les tâches de navigation, avec le soutien de tous les passagers apprentis matelots. Chacun et chacune prend part à des quarts de travail quotidiens, participe aux manipulations des voiles, assure la vigie, prend le relai à la barre et cuisine pour le groupe en rotation, en plus de ses occupations respectives de recherche, de création et de contemplation.

Le capitaine du Roter Sand, Lancelot Tremblay, parcourt le fleuve six mois par année. À chaque nouveau voyage, il prend sous sa responsabilité des groupes hétéroclites aux motivations variées. Par exemple, en juillet, un groupe de douze jeunes atteints du cancer a navigué avec lui au large des côtes de la Nouvelle-Écosse. Une expédition à vocation scientifique telle que le Symposium Nomade des Océans est une première pour le navire. Résidant à Caplan dans la Baie-des-Chaleurs lorsqu’il n’est pas sur l’eau, le capitaine a d’abord suivi une formation en arts avant de plonger dans la vie marine. Il est à la barre pour les opérations de navigation plus complexes mais s’assure que chaque stagiaire s’y initie le plus tôt possible, certains surmontant leurs peurs, tous y gagnant de la confiance en soi.

Le carré est la pièce centrale du voilier, constamment habitée. Les stagiaires y dorment dans douze couchettes alignées sur les côtés alors que l’équipage permanent dispose de cabines aux extrémités. Au coeur du navire, baignée par la lumière naturelle, une large table ovale peut accueillir une vingtaine de personnes au quotidien pour les repas, le travail, la socialisation et les séances de formation théoriques. L’espace est restreint et les bagages doivent tenir dans la couchette en tout temps, du sac de marin mou pouvant servir d’oreiller aux équipements photographiques, artistiques et scientifiques. Chaque couchette dispose d’un petit filet suspendu pour les effets personnels et d’une toile amovible servant aussi bien à se créer une certaine zone d’intimité qu’à retenir corps et objets lorsque les vagues ou les vents se manifestent plus intensément.

À bord, les journées sont divisées en six quarts de travail de quatre heures et chaque personne doit en assurer deux, en compagnie de son officier désigné. Chaque équipe temporaire ainsi constituée partage des responsabilités, mais aussi des moments privilégiés. Ainsi, le «4-8», exige d’être éveillé et alerte de quatre à huit heures du matin et de seize à vingt heures le soir, tout en permettant à ceux qui le choisissent de profiter de tous les levers et couchers de soleil du voyage. Les quarts de navigation de nuit demandent quant à eux une présence et une attention accrue. Sur le pont, seuls quelques cadrans lumineux accompagnent la lumière des étoiles, de la lune, des phares occasionnels et des lointains villages sur les rives.

La vision nocturne doit être préservée: même avec la présence d’équipements modernes à bord, c’est surtout en se fiant à de lointains et changeants repères, ainsi qu’à un compas de navigation (photo) que le barreur ou la barreuse garde le cap sur la prochaine destination du trajet. Des coups d’oeil réguliers à l’anémomètre, qui mesure la vitesse et la direction du vent, sont aussi nécessaires pour s’orienter ou réajuster les voiles, dans l’humidité et le froid de la nuit comme au soleil du plein jour. Les instructions calculées par le capitaine ou l’officier de quart peuvent être réévaluées en tout temps selon les vents, le trafic maritime, la météo changeante ou le repérage par les vigiles d’un objet lointain, d’une lumière inhabituelle, ou d’un souffle de baleine à l’horizon. Sur un voilier, on apprend vite à parler en noeuds, en milles nautiques, en degrés et en coordonnées GPS.

De Rimouski, le 9 septembre dernier, à Québec, dix jours plus tard, en passant par Sainte-Anne-des-Monts, Gaspé, Anticosti et Tadoussac, le calendrier est chargé et les distances à parcourir sont vastes. À chaque escale sur cette « Route des baleines », des conférences de vulgarisation sur les mammifères marins et les enjeux du Saint-Laurent ont lieu à terre, en partenariat avec des musées, centres de recherche et organismes locaux. Sur le voilier, l’équipe scientifique rassemble plusieurs expertes en sciences de la mer. Sur la photo, à droite du capitaine, on retrouve dans l’ordre:

  • Josianne Cabana, responsable du Centre d’appels du Réseau Québécois d’Urgences pour les Mammifères Marins (RQUMM);
  • Lyne Morissette, chef de mission et chercheur en écologie marine à M-Expertise Marine;
  • Katy Gavrilchuk, spécialiste des rorquals de la station de recherche des Îles Mingan (MICS);
  • Sonia Giroux, directrice de la Station exploratoire du Saint-Laurent, le centre éducatif du Réseau d’observation des mammifères marins (ROMM).

Après des heures d’attente à la vigie, la vue ou le son d’un souffle rassemble tout le monde sur le pont dans un climat de grande excitation. Sur la photo, un groupe de rorquals communs vient respirer en surface avant de replonger, à l’entrée de la baie de Gaspé. La collecte de données d’observation, l’étude des populations et de leurs déplacements, la photo-identification des individus à partir de caractères distinctifs et la compilation de ces informations dans des registres partagés occupent les experts et stagiaires pendant une bonne partie du trajet. Malgré des années d’études sur les cétacés et leurs habitudes de vie dans les eaux du Saint-Laurent, ce domaine scientifique cache encore de nombreux mystères. De tout le voyage, c’est à l’approche de Gaspé, dans un secteur nommé « le banc des Américains », que la plus grande biodiversité animale a été observée. Dans la dernière année, deux visions de développement se sont affrontées pour la zone: l’exploration et l’exploitation pétrolière d’un côté, et la création d’une zone de protection marine de l’autre.

Pendant quelques heures, une rencontre magique a eu lieu à cet endroit, mettant en scène sept espèces distinctes de mammifères marins, du phoque gris au plus rare rorqual à bosse, en passant par un groupe de plus de cinquante dauphins à flanc blanc. C’est dans l’euphorie générale que les membres de l’expédition ont pu observer ces derniers chassant et s’alimentant en surface dans un banc de maquereau, en synergie avec des fous de Bassan. En comparaison avec des espèces animales terrestres, les espèces sous-marines sont difficiles d’accès, et le financement de la recherche relève d’un combat perpétuel, encore plus depuis l’arrivée au fédéral d’un gouvernement conservateur majoritaire. Ironiquement, l’expédition a reçu du financement du Fonds international de conservation Disney basé aux États-Unis, tout en étant ignoré par les gouvernements du Québec et du Canada.

Pendant leur quart de travail et dans les temps libres, le capitaine et les membres de l’équipage se font un devoir de former les stagiaires ainsi que l’équipe scientifique aux rudiments de la voile, des noeuds et de la navigation, alors qu’eux-mêmes profitent de la présence d’experts à bord pour parfaire leurs connaissances environnementales. Sur la photo, le capitaine relève la position GPS du voilier à la table des cartes de la timonerie. Entre le départ de Gaspé à neuf heures du matin et l’arrivée à Anticosti une douzaine d’heures plus tard, des vents défavorables, de fortes vagues et des bancs de brume ont forcé l’usage principal du moteur diesel et une attention particulière aux coordonnées GPS, rapportées méticuleusement sur les cartes maritimes. L’approche d’Anticosti par voie maritime peut se révéler périlleuse et rien n’est pris à la légère dans le trajet choisi. Le Symposium nomade avait choisi de se rendre jusqu’à cette vaste île pour y tenir une conférence sur les interventions du Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins, mais aussi pour permettre aux navigateurs de visiter brièvement l’île, privilège rare au Québec à moins d’être un chasseur fortuné.

Surnommée « le cimetière du Saint-Laurent » par certains pour les centaines de naufrages qui y ont eu lieu, Anticosti tire son nom même de la difficulté à y accoster. Elle a beau s’étirer sur 222 kilomètres de long et faire 16 fois la superficie de l’île de Montréal, les grandes plateformes rocheuses qui la bordent sont recouvertes d’eau peu profonde, en faisant une «anti-côte» traîtresse. On ne longe pas l’île en voilier: on s’en approche prudemment et on la quitte en ligne droite le plus rapidement possible. L’inclusion d’un arrêt à Port-Menier sur l’itinéraire résonne avec les préoccupations écologistes contemporaines. Le développement de l’exploitation et du transport des hydrocarbures dans le golfe du Saint-Laurent fait craindre des scénarios catastrophes pour son écosystème fragile. Arrivant dans la brume, la visibilité réduite par une bruine persistante, éblouis par les puissantes lumières d’une barge en chargement nocturne intensif de billots de bois, les apprentis matelots du Roter Sand ont peine à imaginer des cargos géants y accoster régulièrement pour se charger de pétrole de schiste.

En débarquant, l’équipage a toutefois la surprise d’apprendre qu’une visite ministérielle non-annoncée est en cours. Plus de dix ans se sont écoulés depuis la dernière fois qu’un élu provincial a mis les pieds sur l’île dans le cadre de ses fonctions. Le 15 septembre au matin, le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles Pierre Arcand, ainsi que le ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques David Heurtel, viennent d’atterrir en provenance de Montréal. Disant être sur place pour « faire l’état des lieux », leur programme de la journée prévoit une rencontre en privé avec des élus locaux et quelques rares citoyens triés sur le volet. Une visite des premiers sites de Pétrolia est aussi à l’agenda. En 2014, la compagnie a commencé ses premiers forages stratigraphiques, des travaux de carottage afin d’analyser s’il y a présence de pétrole ou non. La fracturation hydraulique et l’extraction de pétrole ne sont pas prévues avant 2015. Bien que le développement pétrolier de l’île n’en soit qu’à ses balbutiements, et que la population locale n’ait jamais été consultée formellement, l’exploration est soutenue intensivement par des capitaux publics et privés. De nombreux lobbyistes sont payés pour influencer les élus et leurs décisions économiques. Parmi ces acteurs, on retrouve Denis Duteau, maire de l’île de 2005 à 2012, devenu lobbyiste pour Pétrolia en 2013. Sur la photo, on le voit retourner rapidement à son véhicule après avoir constaté la présence inattendue de notre caméra devant le lieu de la rencontre, censée être secrète.

Après ce bref passage à Port-Menier, toute l’équipe du symposium est repartie le coeur chargé d’émotions de cette visite. La mer houleuse, des vagues de deux à trois mètres, une navigation continue pendant quarante-quatre heures avec des vents de face allant jusqu’à 50 km/h ainsi qu’une déchirure sur la grand-voile ont mis à rude épreuve le moral à bord. Onze quarts de travail plus tard, après quelques nausées, de froides nuits à chanter en coeur sur le pont pour se réchauffer et des discussions chargées, le Roter Sand jette l’ancre à Tadoussac, un autre haut lieu québécois d’alimentation, de reproduction, d’observation et de protection des baleines. Dans le carré central du voilier, l’heure est déjà aux premiers bilans et aux retours critiques. Il reste encore deux jours au voyage avant de s’amarrer à Québec et que le groupe ne se sépare, mais les discussions font rêver à une prochaine édition et à de nouvelles explorations du fleuve et de ses grandes eaux.

Photos de Moïse Marcoux-Chabot