C’est l’humiliation subie lors de la Première Guerre qui provoque la Deuxième; c’est l’échec de la Révolution de 1917 qui permet le stalinisme; c’est de la fin des espoirs de « libération nationale » que naissent de nombreux conflits ethniques et religieux; etc. Dès lors que l’avenir semble verrouillé à double tour, la révolte contre l’injustice devient ressentiment. Incapable d’atteindre le pouvoir, elle s’y ligue afin de s’en prendre au voisin.

Restent alors la peur, la haine et la frénésie patriotique.

Le doigt gauche

La gauche « modérée » a une part de responsabilité dans le succès de ses adversaires. Il y a fort longtemps qu’elle a abandonné ses idéaux révolutionnaires, voire toute proposition de changement radical ou qualitatif. À partir des années 1980, délaissant les classes populaires qu’elle prétendait incarner, elle a même renoncé au concept de luttes des classes. Résultat : les régimes socialistes, conservateurs, libéraux ou républicains appliquent tous les mêmes politiques. L’heure est à l’assainissement des finances publiques, à la libéralisation des marchés, à la mise au pas des syndicats et aux politiques internationales belliqueuses. Ce virage du centre gauche au centre droit a eu des effets dévastateurs sur la composition des parlements. Plus profondément, elle a engendré un cynisme des plus compréhensibles. Voici que les classes populaires sont laissées à elles-mêmes. Toute la classe politique participe désormais à son appauvrissement et à son aliénation.

Ce virage du centre gauche au centre droit a eu des effets dévastateurs sur la composition des parlements. Plus profondément, elle a engendré un cynisme des plus compréhensibles. Voici que les classes populaires sont laissées à elles-mêmes.

Les socialistes ont perdu la grande bataille, la droite domine désormais l’espace politique et médiatique. « Nous sommes les vaincus du 20e siècle », disait le philosophe révolutionnaire Daniel Bensaïd. Entre la gauche et la droite parlementaire, il ne subsiste en fait qu’une seule différence. Plus précisément : les apparences d’une différence. La gauche modérée serait plus ouverte, plus inclusive et plus sensible des droits des minorités. Elle a laissé tomber le grand projet de transformation sociale en même temps qu’elle a abandonné l’acteur politique qui en était le moteur, la classe.

La classe aurait pu permettre la fédération des différentes revendications « minoritaires ». Le prolétariat est effectivement pauvres, femmes, autochtones, immigrants, homosexuels… Sans oublier qu’il est concerné, c’est le moins qu’on puisse dire, par la crise écologique dont la menace ne cesse de grandir. Ces revendications particulières auraient pu donner au prolétariat ses couleurs bigarrées et internationales qui devraient être les siennes. Mais le prolétariat ― le peuple lorsqu’il est en colère ― appartient à l’histoire; et l’histoire, c’est du passé. Ne restent que les revendications particulières ― le plus souvent énoncées en termes juridiques ― sans qu’aucun projet d’émancipation général ne vienne lui donner la cohésion qui est pourtant la sienne. La philosophe Nancy Fraser, il y a déjà plusieurs années, soulignait qu’il fallait retrouver la dialectique entre les revendications économiques et identitaires. Une culture de la différence et de la fragmentation des identités ― une bonne idée, selon elle ― est impossible sans égalité économique. À l’inverse, le socialisme sans transformation des rapports de races et de genres ne serait qu’un projet abstrait et sans consistance.

la gauche modérée nous demande de lever démocratiquement le doigt afin de dénoncer les « excès » du capitalisme, du racisme et du sexisme. Le résultat était prévisible. Les « excès » du capitalisme, du racisme et du sexisme sont évidemment toujours vivants, voire en croissance.

Alors que la gauche révolutionnaire invitait le prolétariat à lever bien haut le poing pour l’avènement de la révolution, la gauche modérée nous demande de lever démocratiquement le doigt afin de dénoncer les « excès » du capitalisme, du racisme et du sexisme. Le résultat était prévisible. Les « excès » du capitalisme, du racisme et du sexisme sont évidemment toujours vivants, voire en croissance.

Seuls les apparences et les discours changent. Les structures permettant l’humiliation et la domination n’ont guère été transformées. Obama est noir, la discrimination positive favorise les femmes, on ne dit plus « Indiens » mais « Autochtones » et les « nains » ont respectueusement disparu du vocabulaire. Bonne nouvelle, non? Peut-être… Seulement, le pouvoir est resté très majoritairement blanc, le sort des Autochtones est le même que celui des Indiens, les femmes sont encore patronnées par des hommes et les « personnes de petite taille » ressemblent étrangement aux nains d’autrefois.

Pour la droite populiste, ces changements cosmétiques sont de parfait augures. Ils lui permettent ― une aubaine pour la hiérarchie! ― de faire de l’homme riche et blanc occidental une victime des minorités…

Le pied droit

Il serait pourtant ridicule de considérer que c’est seulement la gauche qui est responsable de la montée de la droite radicale. Si les progressistes ont leur part de responsabilité dans cette dérive, c’est parce qu’ils ont cessé ― justement ― d’être authentiquement de gauche. Ils laissent dans leur sillage de nombreuses frustrations permettant aux chacals de la droite populiste de se remplir la panse.

Contrairement à ce qu’affirment les idéologues conservateurs, ce n’est pas parce que la gauche et le progressisme « dominent » l’espace politique et médiatique que l’extrême droite en est progression. La droite aura beau nous répéter chaque jour qu’elle n’est pas entendue, il faut être drôlement aveuglé par l’idéologie pour ne pas reconnaitre que son discours est celui de l’élite qu’elle prétend pourfendre.

La droite aura beau nous répéter chaque jour qu’elle n’est pas entendue, il faut être drôlement aveuglé par l’idéologie pour ne pas reconnaitre que son discours est celui de l’élite qu’elle prétend pourfendre.

La montée de l’extrême droite est le résultat de la victoire de la droite modérée. C’est cette dernière qui a mis de l’avant les politiques néolibérales qui a tant fait de mal à la population. C’est elle qui a soutenu les bombardements de l’Irak et de l’Afghanistan. C’est elle qui encourage la répression policière et les outils de contrôle et de surveillance. C’est elle qui sanctionne les écarts de richesse. C’est elle qui amalgame immigration et insécurité. C’est elle qui rend acceptable les discours xénophobes et racistes. C’est elle qui soutient l’État d’apartheid en Israël…

La droite n’est toutefois pas très habituée à l’autocritique et à la réflexion. Sa position dominante lui donne ce luxe. Alors qu’elle rend respectable l’ensemble des idées chères à l’extrême droite elle accuse la gauche d’être responsable du trop grand succès des idées réactionnaires.

Un exemple? Sociologue sans sociologie, Bock-Nerveux, notre dindonnesque caricature de Finkielkraut, soutient que la poussée de l’enrôlement militaire en France est synonyme de « pulsion de survie », de « santé morale étonnante » et de « renaissance » (JdeM, 24 novembre 2015). Quelques jours plus tard, après nous avoir rappelé que le FN n’est pas un parti d’extrême droite, il affirme que son succès est causé par l’élite (dont il ne fait pas partie, puisqu’il le dit dans Le Figaro), qui ne s’est pas assez préoccupée des « dérèglements causés par la mondialisation », des « progrès de l’islamisme » et de l’ « intensification insensée des flux migratoires » (JdeM, 15 déc. 2015).

Autrement dit, si les idées patriotiques, autoritaires et anti-immigration ont du succès, c’est parce que « nous » n’avons pas été assez patriotiques, autoritaires et anti-immigration. Comme si ces dernières années n’avaient pas été précisément marquées par une montée en puissance des Bush, Sarkozy et Harper.

Autrement dit, si les idées patriotiques, autoritaires et anti-immigration ont du succès, c’est parce que « nous » n’avons pas été assez patriotiques, autoritaires et anti-immigration. Comme si ces dernières années n’avaient pas été précisément marquées par une montée en puissance des Bush, Sarkozy et Harper. Comme si le monde entier n’avait pas été profondément touché par les attentats de Paris. Comme si, partout en Europe, on n’assistait par une montée des lois anti-immigration, du racisme anti-arabe et du nationalisme réactionnaire.

La montée de l’extrême droite est le reflet des indéniables succès du conservatisme dit « modéré ». Ceux et celles qui en doutent n’ont qu’à observer la scène politique française et américaine évoluer depuis quelques années. Ou encore à lire les commentaires crapoteux pendouillant sous les chroniques des idéologues de droite. Ces ressemblances sont évidentes, grossières. Il ne s’agit pas de deux phénomènes différents, mais de l’extension d’un seul et unique problème. La recette est partout la même. Ce n’est pas un hasard : la saveur « jambon-Radio-X » a un arrière-goût de « crotte de fromage-Donald-Trump »; le subtil Martineau nous concocte des petits plats congelés d’oreilles de Zemmour; et on a souvent l’impression que le correspondant du Devoir à Paris, Christian Rioux, nous écrit de la France profonde, figée quelque part entre 1940 et 1944.

Sans l’ombre d’un doute, la gauche doit faire un examen de conscience ― un examen historique. Elle doit se demander ce qu’elle a perdu, en cours de route, à force de compromis et de recherche de respectabilité. Il ne faut toutefois pas s’y méprendre. Ce n’est pas en logeant au côté du conservatisme ou du néolibéralisme qu’elle fera passer son message, mais en se redonnant la consistance et la radicalité qui fut un jour sienne.