Bon, Dr Julien, c'est à votre tour de passer à la moulinette. C’est quoi l’affaire avec les enfants ? Comme les blanchons, ils sont trop cutes, alors ça nous fait de la peine quand ils sont « vulnérables ». Ils n’ont rien fait pour mériter ça, contrairement à leurs parents qui le font sûrement exprès, alors on brasse des cannes sur Côtes-des-Neiges pendant le temps des fêtes pour réveiller la compassion des bons chrétiens ?
La fin de semaine dernière, lors de votre 13e guignolée, une poignée de jeunes ingénues (toutes des femmes, évidemment) avaient déjà ramassé 857 000 $ pour la collecte de fonds de votre fondation, qui se poursuit jusqu’au 15 janvier. L’année précédente, à la fin du même exercice, vous aviez presque atteint le million et demi de dollars.
Avec tout ce bel argent-là, l’ancienne Fondation pour la promotion de la pédiatrie sociale, rebaptisée plus glamoureusement Fondation du Dr Julien en 2009, chapeaute les deux centres « piliers » de pédiatrie sociale, soit le centre Assistance d'enfants en difficulté (AED), ouvert en 1997 dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, et le Centre de services préventifs à l'enfance (CSPE), ouvert en 2003 dans Côte-des-Neiges. Ce qui est particulièrement croustillant, c’est que ces deux centres étaient initialement financés à 50% et à 100% par la Fondation Lucie et André Chagnon, dont nous avons déjà dénoncé ailleurs les pratiques directives.
Ces centres sont considérés comme « piliers » parce, via la Fondation, vous faites également l’enseignement et la promotion de votre approche « novatrice » (d’ailleurs pas si novatrice selon certains), en plus d’appuyer d’autres initiatives du genre. Seize centres permettent aujourd’hui de prendre soin de 4 000 enfants à travers la province ; on en vise 42 pour 20 000 enfants d’ici 2020.
Une approche à deux vitesses
Mais votre approche, c’est quoi en fait? En se débattant dans la novlangue de votre site web (qui est d’ailleurs plutôt moche, mais restons-en sur le fond), on comprend vaguement que le but de la pédiatrie sociale en communauté, c’est de mobiliser « les personnes impliquées auprès des enfants (les intervenants, les parents, les professionnels de la santé, les enseignants, etc.) pour mieux répondre à leurs besoins et de veiller au respect de leurs droits et intérêts. »
Ce qui frappe surtout, c’est que vous aimez beaucoup parler d’ « enfants vulnérables », de « populations vulnérables », de « quartiers vulnérables », mais vous ne dites jamais tout simplement « pauvres ». Ou plutôt, selon l’usage des organismes communautaires, qui tentent de ne pas réduire les gens à l’une de leurs caractéristiques : « en situation de pauvreté ».
Quand on parle de « problématiques transgénérationnelles » vécues dans des « quartiers vulnérables », comme les enjeux de santé mentale, les difficultés économiques, un niveau de scolarité précaire, n’est-ce pas une façon un peu alambiquée de ne surtout pas parler de classes sociales (en gras, je ne voulais pas que vous passiez à côté). Pour faire face aux dites problématiques, votre Fondation mise sur « l’amélioration des trajectoires de vie ». Donc, plutôt que de lutter contre la pauvreté, vous comptez sortir ces enfants un à un de leur classe sociale? Comme en leur donnant des bourses, via l'AED, pour aller à l’école privée? Et les adultes, plus rien à faire avec eux?
Plus précisément, vous proposez l’empowerment, traduit sur votre site par « responsabilisation de soi », plutôt que la prise en charge. Ce n’est pas sans rappeler toute la rhétorique néolibérale sur le self help dont nous avons déjà également parlé ailleurs (j’essaye d’augmenter mon klout), le fait de se prendre en main, de devenir un acteur de sa vie. Dans un documentaire à votre sujet diffusé à Radio-Canada, vous félicitez d’ailleurs une maman de « prendre en main [s]es enfants. » Une bonne pauvre!
De façon plutôt cohérente, l'esprit d'entrepreneuriat est nommé dans les valeurs de votre Fondation (vous soulignez d’ailleurs que vous n’êtes pas un organisme communautaire, mais une « entreprise sociale »). Devenir un entrepreneur de soi-même, se percevoir comme capital humain, soi ou sa famille, une idée qui fut au cœur de néolibéralisme américain. Avec la crise du keynésianisme au début des années 70, l’État s’est désengagé de la gestion du risque ; l’individu devait désormais affronter seul les aléas de l’existence.
De toute évidence, selon les propos que vous avez tenus au sujet des CPE en entrevue avec La Presse, vous semblez bien d’accord avec le projet néolibéral: « On a démobilisé les familles. On leur a dit : "Vos enfants, l’État va s’en occuper." Mais ça n’a pas de bons sens que le gouvernement s’occupe de nos bébés dans les garderies! » Selon vous, l’heure est venue pour les citoyens et pour les communautés de se reprendre en main (!).
Simultanément à ce tournant vers l’auto-prise en charge, une grande méfiance s’est développée vis-à-vis de la bureaucratie, vue comme la source de tous les maux et en particulier de la perte d’efficacité. Après des années de lutte idéologique menée par les néolibéraux, partout où c’était possible, on l’a remplacée par l’entreprise privée.
Or, c’est bien à cela que correspond le développement des cliniques de pédiatrie sociale. Dans un colloque sur les partenariats public-philanthropie, Louise Tremblay, éducatrice retraitée du CLSC d’Hochelaga-Maisonneuve, soulignait à juste titre que les services rendus par la Fondation du Dr Julien donnaient lieu à un système de santé à deux vitesses, au sein duquel la concurrence pour les ressources est souvent féroce.
En effet, dès 2010, la Fondation Chagnon a commencé à diminuer son financement des centres AED et CSPE. La même année, ils se sont également vus privés du million de dollars en fonds publics qui leur avait été promis. Une sortie médiatique du Dr Julien a suffi pour rendre la population larmoyante et, en moins de 24 heures, Yves Bolduc s’engageait à verser un million par année sur trois ans à la Fondation du Dr Julien. Or, ce financement était retranché directement du budget des CSSS! Pourtant, l’année suivante, la Fondation recevait également 2 223 000$ en dons et 905 381$ de sa guignolée annuelle, tout ça pour générer un excédent de 1 832 575$. Comment justifier, dans ce contexte, un financement public aussi important pour une seule organisation?
Le gouvernement du Québec a de nouveau annoncé une contribution de deux millions de dollars à votre fondation pour 2015-2016 et de cinq millions pour les quatre années suivantes, pour un grand total de 22 millions qui pourrait même grimper jusqu’à 60 millions d’ici 2020. Comme vous le dites vous-même en riant, vous avez été « le seul gagnant du dernier budget! » En effet, on coupe partout ailleurs dans les programmes sociaux, ce que même la Fondation Chagnon dénonce, dans une lettre ouverte signée avec d’autres.
Les organismes communautaires, dont plusieurs oeuvrent eux aussi auprès des familles et des enfants, sont bien évidemment touchés. Ils sont d’ailleurs en campagne pour réclamer un rehaussement de leurs subventions, dénonçant du même coup le traitement préférentiel que l’on vous réserve. De votre côté, vous ne vous émouvez pas outre mesure de l’austérité budgétaire : « C’est clair que le gouvernement coupe en fou, mais en même temps, il fait ce qu’il peut. »
Outre les subventions directes, le public fournit également des effectifs à la Fondation du Dr Julien. En 2013, le CSSS d’Hochelaga-Maisonneuve « prêtait » une travailleuse sociale à plein temps depuis cinq ans à AED. Cependant, puisque le centre fournit exactement les mêmes services que le CLSC du quartier, mais avec des moyens beaucoup plus imposants, il y eut une baisse d’achalandage dans ce dernier. Ceci, combiné à d’importantes coupures, a résulté en l’abolition de 10 postes dans l’équipe Famille-Enfance-Jeunesse en 2011-2012.
Non seulement les initiatives de votre fondation entrent-elles en concurrence avec les services publics, mais on ne fait pas que des hommages à votre façon de faire. Toujours selon Louise Tremblay, vous seriez méprisant envers vos partenaires et il n’y aurait pas de réelle concertation avec les groupes communautaires, CLSC ou centres jeunesses. L’équipe du CSLC d’Hochelaga-Maisonneuve se serait plainte à plusieurs reprises sur votre façon de travailler. Le terme « communautaire », dans le pompeux nom que vous donnez à votre approche, serait-il cosmétique? Finalement, tout ce qu’il reste, sous les jours charitables de votre approche « novatrice », c’est une nouvelle façon de privatiser nos services publics.
À lire aussi : Services sociaux - Donner au Dr Julien en appauvrissant le système public, un article de Monique Moquin-Normand publié dans Le Devoir